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L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Caen le 5 août 2025 intéresse le régime de la prescription applicable aux actions en responsabilité contractuelle engagées sur le fondement d’une expertise judiciaire ordonnée avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008. La solution retenue illustre les difficultés d’articulation entre les règles transitoires issues de cette réforme et l’effet interruptif des mesures d’instruction.
Un groupement agricole d’exploitation en commun avait acquis en 1998 une salle de traite auprès d’un concessionnaire. Après mise en service en 1999, il constatait une dégradation de la production laitière. Un géobiologiste détectait en 2002 des courants électriques anormaux sur les tubulures métalliques. Par ordonnance de référé du 3 juillet 2003, une expertise judiciaire était ordonnée. Le rapport d’expertise était déposé le 30 septembre 2011. Le groupement assignait les sociétés venderesse et fabricante les 28, 29 et 30 septembre 2016.
Le tribunal judiciaire de Coutances, par jugement du 28 janvier 2021, rejetait l’exception de prescription et condamnait solidairement les deux sociétés à verser plus d’un million d’euros au titre du préjudice d’exploitation. Il estimait que l’article 2239 du code civil suspendait le délai de prescription pendant la mesure d’expertise. Les sociétés condamnées interjetaient appel.
La question posée à la Cour d’appel de Caen était la suivante : l’article 2239 du code civil, issu de la loi du 17 juin 2008, prévoyant que la mesure d’instruction ordonnée en référé suspend le délai de prescription, s’applique-t-il aux expertises ordonnées avant l’entrée en vigueur de cette loi ?
La cour d’appel infirme le jugement en toutes ses dispositions et déclare le groupement irrecevable en ses demandes. Elle retient que « l’article 2239 du code civil issu de la loi du 17 juin 2008 n’a aucun effet rétroactif et ne peut trouver à s’appliquer pour une mesure d’expertise ordonnée avant son entrée en vigueur ». Elle en déduit que l’assignation en référé a interrompu la prescription trentenaire, mais que la désignation de l’expert n’a pas suspendu ce délai. L’action devait être engagée avant le 19 juin 2013 et se trouvait donc prescrite lors des assignations de septembre 2016.
La portée de cet arrêt mérite examen sous deux aspects. Le refus de l’application rétroactive de l’article 2239 du code civil constitue l’apport principal de la décision (I). Les conséquences pratiques de cette solution sur la computation du délai de prescription révèlent la rigueur du régime transitoire (II).
I. Le refus de l’application rétroactive de l’effet suspensif de l’expertise
La cour d’appel pose un principe clair quant à l’application dans le temps de l’article 2239 du code civil (A), dont le fondement repose sur les règles classiques de droit transitoire (B).
A. L’affirmation du caractère non rétroactif de l’article 2239 du code civil
La loi du 17 juin 2008 a profondément réformé le droit de la prescription. L’article 2239 du code civil dispose désormais que « la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès ». Ce texte a constitué une innovation majeure. Avant cette réforme, la demande en référé-expertise interrompait la prescription, mais l’effet interruptif cessait dès le prononcé de l’ordonnance.
La cour d’appel énonce sans ambiguïté que cet article « n’a aucun effet rétroactif et ne peut trouver à s’appliquer pour une mesure d’expertise ordonnée avant son entrée en vigueur ». Cette formulation catégorique ne laisse place à aucune nuance. Le fait générateur de l’effet suspensif réside dans la décision ordonnant l’expertise. Une mesure d’instruction ordonnée le 3 juillet 2003 ne peut bénéficier d’un régime juridique entré en vigueur le 19 juin 2008.
Cette solution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation. La troisième chambre civile avait déjà jugé que l’article 2239 ne s’appliquait pas aux mesures d’instruction ordonnées avant le 19 juin 2008. L’arrêt commenté fait une application orthodoxe de cette règle prétorienne établie.
B. Le fondement des règles de droit transitoire
Le refus de l’application rétroactive trouve son fondement dans l’article 2 du code civil. La loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif. Ce principe général du droit français commande l’interprétation des dispositions transitoires de la loi de 2008.
L’article 26 de la loi du 17 juin 2008 prévoyait des règles transitoires concernant la réduction des délais de prescription. Il n’organisait aucune rétroactivité de l’effet suspensif de l’article 2239. Le silence du législateur sur ce point emportait nécessairement l’application du droit commun.
La cour rappelle en outre le droit antérieur : « avant la loi du 17 juin 2008, une citation en référé interrompait la prescription et cet effet interruptif cessait quand l’ordonnance était rendue. La désignation d’un expert ne produisait aucun effet suspensif ». Cette restitution du régime applicable éclaire la solution. Le groupement ne pouvait se prévaloir que des règles en vigueur au moment où la mesure d’expertise avait été ordonnée.
II. Les conséquences sur la computation du délai de prescription
L’application du régime transitoire conduit à une computation défavorable au demandeur (A), révélant les risques inhérents aux expertises judiciaires de longue durée (B).
A. La computation du délai sous l’empire du droit transitoire
La cour d’appel procède à une analyse chronologique rigoureuse. L’assignation en référé du 12 juin 2003 a interrompu le délai de prescription trentenaire. L’ordonnance du 3 juillet 2003 a mis fin à cet effet interruptif. Un nouveau délai de trente ans a alors commencé à courir.
La loi du 17 juin 2008 est entrée en vigueur le 19 juin 2008. À cette date, le délai trentenaire n’était pas écoulé. Conformément à l’article 26 II de la loi, le nouveau délai quinquennal s’est substitué à l’ancien. Le groupement disposait de cinq ans à compter du 19 juin 2008 pour agir, soit jusqu’au 19 juin 2013.
La cour précise que « dès la communication du projet de rapport d’expertise le 1er mars 2011, le Gaec de la Princerie avait connaissance des faits lui permettant d’exercer son action ». Cette référence au point de départ subjectif de la prescription confirme que même en appliquant l’article 2224 du code civil, l’action était tardive. Les assignations des 28, 29 et 30 septembre 2016 intervenaient plus de trois ans après l’expiration du délai.
B. Les risques liés aux expertises judiciaires prolongées
L’arrêt révèle un écueil pratique considérable. L’expertise a duré huit années, de 2003 à 2011. Sous l’empire du droit antérieur à 2008, cette durée ne suspendait nullement la prescription. Le justiciable qui attendait le dépôt du rapport pour connaître l’étendue de ses droits s’exposait à la prescription de son action.
La cour souligne « le peu d’empressement du Gaec de la Princerie à faire valoir ses prétentions ». Cette observation, formulée à propos de la demande reconventionnelle pour procédure abusive, éclaire néanmoins la solution. Le groupement a attendu cinq années après le dépôt du rapport pour assigner. Ce délai excédait le temps qui lui restait pour agir.
La solution peut paraître sévère. Le demandeur ignorait, avant le dépôt du rapport, si une faute était caractérisée et si un préjudice pouvait être établi. Mais le droit de la prescription obéit à des exigences de sécurité juridique qui transcendent les considérations d’équité. Les défendeurs ne sauraient rester indéfiniment exposés à une action en responsabilité. L’arrêt rappelle cette vérité fondamentale : l’expertise judiciaire ordonnée avant 2008 n’exemptait pas le demandeur de surveiller l’écoulement du délai de prescription.