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La liberté d’expression du salarié constitue un droit fondamental dont les contours suscitent un contentieux abondant. La frontière entre critique légitime et abus demeure délicate à tracer, particulièrement lorsque les propos litigieux sont tenus sur des messageries instantanées entre collègues. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Chambéry le 21 août 2025 illustre cette difficulté.
Un salarié engagé en qualité de commercial le 4 février 2021 avait été licencié pour faute grave le 17 décembre 2021. L’employeur lui reprochait des propos tenus sur un groupe WhatsApp dénommé « Pas content/Pas d’accord » réunissant plusieurs salariés de l’entreprise. Ces propos, incluant notamment l’expression « Nique ta race » suivie du prénom du dirigeant, visaient à critiquer le refus de ce dernier d’accorder le télétravail durant la pandémie de Covid-19.
Le salarié avait saisi le conseil de prud’hommes de Chambéry, qui avait jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse par jugement du 12 septembre 2023. L’employeur avait interjeté appel tandis que le salarié formait appel incident, sollicitant à titre principal la nullité du licenciement pour atteinte à sa liberté d’expression.
L’employeur soutenait que les propos injurieux et excessifs caractérisaient un abus de la liberté d’expression justifiant la faute grave. Le salarié faisait valoir que ces échanges, tenus dans un cadre privé et protégés par le secret des correspondances, ne pouvaient fonder un licenciement disciplinaire.
La question posée à la cour était de déterminer si des propos injurieux tenus par un salarié sur une messagerie privée entre collègues, critiquant l’attitude de l’employeur, peuvent constituer une faute grave justifiant le licenciement.
La cour d’appel de Chambéry retient que ces propos « constituent un abus de la liberté d’expression au regard de leur caractère excessif et injurieux de nature à contribuer au dénigrement » de l’employeur, mais juge que « la gravité des propos tenus par un salarié s’apprécie en tenant compte notamment de leur contenu, du contexte dans lequel ces propos ont été tenus, de leur caractère public ou non ». Elle conclut que ces propos, tenus « dans le cadre privé de ce groupe Whatsapp, dont les échanges n’étaient pas destinés à être rendus publics », ne constituent pas une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Cette décision présente un double intérêt. Elle confirme la reconnaissance de l’abus de la liberté d’expression comme fondement disciplinaire tout en relativisant sa portée (I). Elle illustre également le rôle déterminant du contexte privé des échanges dans l’appréciation de la faute (II).
I. La reconnaissance nuancée de l’abus de la liberté d’expression
La cour adopte une position médiane en caractérisant l’abus tout en refusant de le sanctionner par un licenciement (A), ce qui révèle une autonomisation du critère de gravité par rapport à la qualification même de l’abus (B).
A. La caractérisation de l’abus malgré le contexte privé
La cour d’appel rappelle le principe selon lequel « les opinions que les salariés émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement » et que « le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors d’elle de sa liberté d’expression ». Cette liberté n’est toutefois pas absolue puisque « des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs peuvent caractériser un abus ».
En l’espèce, la cour qualifie expressément les propos litigieux d’abusifs. Elle relève qu’ils présentent « un lien direct avec l’activité professionnelle du salarié en ce qu’ils s’adressent à des collègues de travail et visent directement l’employeur ». Le caractère injurieux de l’expression « Nique ta race » suivie du prénom du dirigeant ne fait guère de doute. La cour retient que ces propos sont « de nature à contribuer au dénigrement » de l’employeur auprès des autres salariés.
Cette qualification emporte une conséquence importante : le rejet de la demande de nullité du licenciement. La cour déboute le salarié de cette prétention au motif que les propos « constituent une faute disciplinaire ». Un licenciement fondé sur un abus de la liberté d’expression n’encourt pas la nullité, contrairement à celui qui sanctionnerait l’exercice normal de cette liberté.
B. La dissociation entre abus et cause réelle et sérieuse
L’originalité de l’arrêt réside dans la dissociation opérée entre la caractérisation de l’abus et l’appréciation de son aptitude à fonder un licenciement. La cour énonce que « la gravité des propos tenus par un salarié s’apprécie en tenant compte notamment de leur contenu, du contexte dans lequel ces propos ont été tenus, de leur caractère public ou non ».
Cette grille d’analyse conduit la cour à une appréciation différenciée. Si le contenu des propos justifie la qualification d’abus, le contexte de leur expression atténue leur gravité. La cour relève que la conversation « ne faisait que critiquer de façon ironique l’attitude de l’employeur face à leurs revendications ». Le terme « ironique » surprend au regard de la violence de certaines expressions, mais traduit la volonté de relativiser la portée des propos.
Cette approche confirme que l’abus de la liberté d’expression ne constitue pas automatiquement une faute grave ni même une cause réelle et sérieuse de licenciement. Une gradation demeure possible selon les circonstances de l’espèce. La cour procède ainsi à une appréciation in concreto conforme à l’exigence de proportionnalité de la sanction disciplinaire.
II. Le caractère déterminant du contexte privé des échanges
Le critère de la publicité des propos joue un rôle central dans le raisonnement de la cour (A), ce qui soulève des interrogations sur la protection des échanges numériques entre salariés (B).
A. L’influence du caractère non public sur l’appréciation de la faute
La cour accorde une importance décisive au fait que les échanges litigieux se déroulaient « dans le cadre privé de ce groupe Whatsapp, dont les échanges n’étaient pas destinés à être rendus publics ». Ce constat neutralise la gravité intrinsèque des propos tenus.
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence qui distingue selon que les propos ont vocation à être diffusés ou demeurent dans un cercle restreint. Les injures proférées publiquement causent un préjudice à la réputation de l’employeur et portent atteinte à son autorité auprès des tiers. Les propos tenus en privé, même excessifs, ne produisent pas le même effet délétère.
La cour ne conteste pas que l’employeur ait pu légitimement accéder à ces échanges ni prendre connaissance de leur contenu. Elle admet implicitement la recevabilité de ce mode de preuve. En revanche, elle refuse d’attacher à ces propos les mêmes conséquences disciplinaires qu’à des déclarations publiques. Le salarié conserve ainsi un espace de liberté pour exprimer sa frustration ou son mécontentement auprès de ses pairs.
B. Les perspectives ouvertes pour les échanges numériques entre salariés
Cet arrêt conforte la protection des espaces de discussion informels entre salariés. Le groupe WhatsApp créé spontanément par les salariés pour évoquer leurs conditions de travail bénéficie d’une forme de protection semblable à celle reconnue aux conversations privées.
La solution présente une cohérence avec la liberté syndicale et le droit des salariés à s’organiser collectivement. Ces discussions préparent parfois l’expression de revendications légitimes. Leur sanctionner sévèrement pourrait décourager toute forme de contestation interne.
La cour laisse néanmoins ouverte la question des limites de cette protection. Les propos tenus relevaient certes de l’abus mais n’atteignaient pas un degré de gravité suffisant. Qu’en serait-il de menaces explicites ou de propos discriminatoires ? L’arrêt mentionne d’ailleurs que certains propos pourraient « aller jusqu’à la caractérisation d’une infraction pénale s’agissant de menaces de mort ». Dans cette hypothèse, le caractère privé des échanges ne suffirait probablement plus à faire obstacle au licenciement.
Cette décision invite les employeurs à la prudence avant de sanctionner des propos tenus sur des messageries privées entre salariés. Le caractère injurieux ne suffit pas à lui seul. L’absence de publicité atténue significativement la portée disciplinaire de tels échanges, préservant ainsi un espace de parole relativement libre pour les salariés mécontents.