Cour d’appel de Colmar, le 19 juin 2025, n°22/04352

La Cour d’appel de Colmar, par un arrêt du 19 juin 2025, s’est prononcée sur la responsabilité contractuelle d’un maître d’oeuvre de conception dans le cadre de la construction d’une maison d’habitation. Les faits à l’origine du litige concernent des particuliers ayant confié à une société, par lettre d’engagement du 22 janvier 2013, une mission partielle de maîtrise d’oeuvre portant sur la phase de conception et le dépôt du permis de construire. Le permis a été délivré le 13 mars 2014. Les maîtres d’ouvrage, qui avaient réalisé eux-mêmes les travaux de terrassement, ont découvert un enrochement les contraignant à modifier l’implantation altimétrique de leur construction. Ils ont alors reproché au maître d’oeuvre de ne pas avoir tenu compte de la déclivité du terrain, rendant impossible la réalisation du projet initial comportant une terrasse de plain-pied.

Les maîtres d’ouvrage ont assigné la société de maîtrise d’oeuvre en référé-expertise le 26 octobre 2016 devant le tribunal de grande instance de Saverne. L’expert a déposé son rapport le 9 mai 2018. Par assignation du 5 avril 2019, les demandeurs ont saisi le tribunal de grande instance de Strasbourg aux fins d’indemnisation. La société mise en cause a appelé en garantie son assureur et le cabinet d’architecture ayant signé le dossier de permis de construire.

Par jugement du 20 octobre 2022, le tribunal judiciaire de Strasbourg a débouté les maîtres d’ouvrage de leurs demandes au titre du préjudice matériel et moral. Les premiers juges ont retenu que si la société avait manqué à sa mission de conception et à son devoir d’information concernant la nécessité d’une étude de sol, les demandeurs ne rapportaient pas la preuve d’un lien de causalité entre ces manquements et les préjudices invoqués. Les maîtres d’ouvrage ont interjeté appel le 1er décembre 2022.

Devant la Cour d’appel de Colmar, les appelants soutenaient que la société avait commis une faute de conception en ne prévoyant pas l’implantation altimétrique de la construction et une faute résultant des modifications préconisées en mars 2014. Ils sollicitaient la condamnation de l’intimée au paiement de 36 582,76 euros au titre du préjudice matériel et 20 000 euros au titre du préjudice moral. La société contestait toute responsabilité, faisant valoir que sa mission se limitait à la conception et au dépôt du permis de construire, et que les surcoûts résultaient des décisions prises par les maîtres d’ouvrage lors de la phase d’exécution.

La question posée à la cour était celle de savoir si le manquement d’un maître d’oeuvre de conception à son obligation contractuelle, caractérisé par des erreurs dans le dossier de permis de construire, engage sa responsabilité lorsque le préjudice invoqué par le maître d’ouvrage résulte d’un aléa de chantier découvert lors de l’exécution des travaux.

La cour confirme le jugement entrepris en relevant que « la seule faute commise par la société Lunik consiste en un manquement à sa mission de conception pour le dépôt du permis de construire lequel n’a aucun lien avec le surcoût invoqué qui provient exclusivement de la découverte de l’enrochement par les époux [L] ».

Cet arrêt présente un intérêt certain en ce qu’il délimite avec précision le périmètre de la responsabilité du maître d’oeuvre de conception et rappelle l’exigence fondamentale du lien de causalité. Il convient d’examiner la caractérisation de la faute contractuelle du maître d’oeuvre de conception (I), puis l’absence de lien de causalité entre cette faute et le préjudice allégué (II).

I. La caractérisation de la faute contractuelle du maître d’oeuvre de conception

La cour procède à une analyse rigoureuse du contenu de la mission contractuelle (A) avant de qualifier les manquements relevés par l’expert judiciaire (B).

A. La délimitation stricte de la mission de conception

La lettre d’engagement du 22 janvier 2013 définissait précisément l’étendue de la mission confiée au maître d’oeuvre. La cour rappelle que « la société Lunik, dans ce cadre, n’a été missionnée par les époux [L] que pour la phase de conception à savoir pour établir les esquisses, les plans de conception et le dossier de permis de construire et suivre l’instruction de ce dernier ». Cette délimitation contractuelle revêt une importance déterminante pour apprécier l’étendue des obligations pesant sur le professionnel.

Le tribunal de première instance avait déjà souligné que la société « était en charge d’une mission de conception qui s’arrêtait au dépôt et au suivi de l’instruction du dossier de permis de construire » sans être chargée d’une mission de chiffrage des travaux ni d’une mission de maîtrise d’oeuvre d’exécution. Cette distinction entre conception et exécution structure l’ensemble du raisonnement de la cour.

La mission de conception impose au maître d’oeuvre de concevoir un projet réalisable tenant compte des contraintes du terrain. Le tribunal rappelait que le professionnel « devait concevoir un projet réalisable tenant compte des différentes contraintes notamment du sol, était responsable, en sa qualité de professionnel, de la qualité de son projet ». Cette obligation de résultat relative à la qualité technique du projet se distingue des obligations attachées à la phase d’exécution.

B. La reconnaissance d’un manquement avéré dans le dossier de permis de construire

L’expert judiciaire avait relevé des erreurs et omissions significatives dans les documents du dossier de permis de construire. La cour reprend ce constat en détaillant les manquements : « aucune altimétrie du terrain n’est indiquée, aucune représentation du terrain naturel (TN) n’est faite sur le terrain en pente alors que les plans du géomètre indiquent les côtes altimétriques ». Les coupes du permis de construire sont qualifiées d’« incomplètes et erronées ».

La cour en déduit sans équivoque que « la société Lunik a commis un manquement à sa mission de conception relative à la constitution du dossier de permis de construire ». Cette qualification de faute contractuelle ne souffre d’aucune contestation sérieuse au regard des constatations techniques de l’expert. Le dossier de permis de construire ne respectait pas les exigences réglementaires imposant que le projet architectural comprenne « un plan en coupe précisant l’implantation de la construction par rapport au profil du terrain ».

En revanche, la cour écarte le grief tiré du défaut d’information sur la nécessité d’une étude de sol. Elle relève que l’expert avait indiqué que « cette étude n’était pas nécessaire à l’obtention du permis de construire mais l’était pour la réalisation des plans d’exécution, de structure et des travaux ». Or, la société n’ayant pas été missionnée pour la phase d’exécution, elle « n’a commis aucun manquement à son devoir d’information et de conseil sur ce point ». Cette solution témoigne d’une approche stricte du périmètre contractuel.

II. L’absence de lien de causalité entre la faute et le préjudice allégué

La reconnaissance d’une faute ne suffit pas à engager la responsabilité contractuelle. La cour examine la question du lien causal (A) et en tire les conséquences sur le rejet des demandes indemnitaires (B).

A. L’exigence d’un lien de causalité direct entre le manquement et le préjudice

La cour rappelle les dispositions de l’article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable au litige, selon lesquelles le débiteur est condamné au paiement de dommages et intérêts « soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution ». Cette disposition, aujourd’hui remplacée par l’article 1231-1 du code civil, impose au demandeur de démontrer un lien de causalité entre la faute et le préjudice.

La cour retient que « la modification des plans et esquisses ayant pour seule origine l’enrochement découvert par les époux [L] et dont la société Lunik n’avait pas connaissance avant d’établir les esquisses et plans initiaux, cette dernière ne doit pas être tenue pour responsable du surcoût engendré par cette modification ». L’enrochement constitue un fait extérieur à la mission de conception qui rompt le lien causal entre la faute contractuelle et le préjudice.

L’expert avait relevé que les maîtres d’ouvrage avaient « découvert un enrochement lors des travaux de terrassement et opté pour une surélévation de l’immeuble ». Cette découverte fortuite lors de la phase d’exécution, réalisée par les maîtres d’ouvrage eux-mêmes, constitue la cause exclusive du surcoût. Le tribunal de première instance avait déjà observé que les travaux d’adaptation « n’étaient pas la conséquence des manquements de la société Lunik à sa mission de conception mais des décisions prises par les époux [F] lors de la phase d’exécution des travaux ».

B. Le rejet intégral des demandes indemnitaires

La cour conclut que « la seule faute commise par la société Lunik consiste en un manquement à sa mission de conception pour le dépôt du permis de construire lequel n’a aucun lien avec le surcoût invoqué qui provient exclusivement de la découverte de l’enrochement ». Cette formulation souligne l’absence totale de lien causal entre la faute établie et le préjudice allégué.

Les maîtres d’ouvrage sont déboutés tant de leur demande au titre du préjudice matériel de 36 582,76 euros que de leur demande au titre du préjudice moral de 20 000 euros. La cour confirme le jugement entrepris sur ces points et déclare irrecevables les demandes avant dire droit tendant à un complément d’expertise, les appelants ayant vendu le bien en cause et n’étant plus propriétaires.

Cette solution illustre la rigueur de l’exigence probatoire pesant sur le demandeur en matière de responsabilité contractuelle. La faute du maître d’oeuvre, fût-elle caractérisée, ne suffit pas à engager sa responsabilité dès lors que le dommage trouve sa source dans un aléa de chantier sans rapport avec le manquement. La cour rappelle ainsi que la responsabilité contractuelle suppose la réunion cumulative de trois conditions : une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux.

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Hassan KOHEN
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