Cour d’appel de Dijon, le 10 juillet 2025, n°22/01112

La Cour d’appel de Dijon, par arrêt du 10 juillet 2025, se prononce sur la responsabilité délictuelle de sociétés mères à l’égard d’une filiale dont la liquidation judiciaire a révélé une insuffisance d’actif considérable. Cette décision s’inscrit dans le contentieux récurrent des groupes de sociétés ayant procédé à des opérations de restructuration préalables à la défaillance d’une entité.

Une société exploitant deux activités industrielles a, dans le cadre d’un recentrage stratégique, créé une filiale à laquelle elle a apporté sa branche de fabrication de lampes conventionnelles. Les actions de cette filiale ont été cédées pour un prix symbolique. Un contrat d’accompagnement commercial a été conclu pour une durée de quatre années. Moins de cinq ans après sa création, la filiale a été placée en redressement puis en liquidation judiciaire, laissant apparaître une insuffisance d’actif d’au moins 7.624.577 euros.

Le liquidateur judiciaire a assigné les anciennes sociétés mères sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun. Le tribunal de commerce a retenu leur responsabilité et les a condamnées in solidum au paiement de 4.130.203,42 euros. Les sociétés condamnées ont interjeté appel, contestant notamment la recevabilité du rapport d’expertise établi sans leur participation et soutenant que l’action relevait en réalité du régime spécial de la responsabilité pour insuffisance d’actif.

La question posée à la Cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si un rapport technique établi par un expert désigné par le juge-commissaire sans respect du contradictoire pouvait être retenu comme élément de preuve. Il convenait ensuite d’apprécier si l’action du liquidateur, fondée sur le droit commun, constituait un contournement du régime spécial des articles L.651-2 et L.650-1 du code de commerce.

Sur le premier point, la Cour rappelle que la mission ordonnée sur le fondement de l’article L.621-9 du code de commerce « n’est pas une mission d’expertise judiciaire soumise aux règles du code de procédure civile » et « n’exige donc pas le respect par le technicien d’une contradiction permanente dans l’exécution de ses investigations, dès lors que son rapport, versé aux débats, est soumis à la libre discussion des parties ». Sur le second point, les appelantes n’ayant formulé « aucune prétention à l’irrecevabilité » dans le dispositif de leurs conclusions, la Cour constate n’être « en réalité saisie d’aucune fin de non-recevoir ».

L’articulation entre le principe contradictoire et les mesures d’instruction propres aux procédures collectives mérite examen (I), de même que la délimitation des actions ouvertes au liquidateur judiciaire contre les tiers (II).

I. La souplesse probatoire des mesures techniques ordonnées en procédure collective

La Cour affirme la nature particulière de la mission technique ordonnée par le juge-commissaire (A), avant d’en tirer les conséquences quant au régime probatoire applicable (B).

A. L’autonomie de la mission technique par rapport à l’expertise judiciaire

L’article L.621-9 du code de commerce confère au juge-commissaire le pouvoir de désigner un technicien pour une mission qu’il détermine librement. La Cour, se référant à un arrêt de la Chambre commerciale du 22 mars 2016, affirme que cette mission « n’est pas une mission d’expertise judiciaire soumise aux règles du code de procédure civile ». Cette qualification emporte des conséquences procédurales majeures. Le technicien ainsi désigné n’est pas astreint aux obligations qui pèsent sur l’expert judiciaire, notamment celle d’associer les parties à ses investigations.

Cette distinction se justifie par la finalité propre des procédures collectives. Le juge-commissaire doit pouvoir obtenir rapidement des informations techniques pour exercer sa mission de surveillance. L’exigence d’un contradictoire permanent ralentirait considérablement l’obtention de ces renseignements. La jurisprudence opère ainsi un arbitrage entre l’efficacité de la procédure collective et les garanties processuelles des parties.

B. Le contradictoire différé comme garantie suffisante

La Cour précise que l’absence de contradictoire pendant les opérations du technicien ne prive pas les parties de leurs droits, dès lors que le rapport est « versé aux débats » et « soumis à la libre discussion des parties ». Le principe du contradictoire se trouve ainsi reporté au stade du débat judiciaire. Cette solution s’inscrit dans la jurisprudence constante relative aux documents unilatéraux produits en justice.

Le juge ne peut refuser d’examiner un élément de preuve au seul motif qu’il a été établi à la demande d’une seule partie. L’exigence posée par la Cour réside dans la corroboration du rapport par d’autres éléments. Cette approche pragmatique permet au liquidateur de constituer son dossier sans se heurter à l’obstruction éventuelle des personnes dont la responsabilité est recherchée. Elle impose toutefois au juge une vigilance accrue dans l’appréciation de la valeur probante des conclusions techniques ainsi obtenues.

II. Les frontières de l’action en responsabilité du liquidateur judiciaire

La Cour écarte la contestation relative au fondement de l’action pour un motif procédural (A), sans trancher définitivement la question de l’articulation entre responsabilité de droit commun et régime spécial (B).

A. L’exigence d’une prétention formulée au dispositif des conclusions

Les appelantes soutenaient que l’action du liquidateur, fondée sur la responsabilité délictuelle de droit commun, constituait en réalité un contournement des régimes spéciaux des articles L.651-2 et L.650-1 du code de commerce. La Cour relève toutefois qu’elles « ne formulent, selon les termes du dispositif de leurs conclusions, aucune prétention à l’irrecevabilité ». Elle en déduit n’être « en réalité saisie d’aucune fin de non-recevoir ».

Cette solution applique strictement l’article 954 du code de procédure civile qui dispose que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif. L’argumentation développée dans les motifs des conclusions demeure sans effet si elle ne se traduit pas par une demande formalisée. Les appelantes invoquaient une requalification de l’action sans pour autant solliciter expressément son irrecevabilité. Cette carence rédactionnelle leur est fatale.

B. La question latente de l’articulation des régimes de responsabilité

Si la Cour n’a pas eu à se prononcer sur le fond de la contestation, la question demeure entière. L’article L.651-2 du code de commerce réserve l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif aux dirigeants de droit ou de fait. L’article L.650-1 encadre strictement la responsabilité des créanciers pour soutien abusif. Ces régimes spéciaux peuvent-ils être contournés par une action de droit commun ?

La jurisprudence admet que le liquidateur agisse sur le fondement de la responsabilité délictuelle contre des tiers qui ne sont ni dirigeants ni créanciers dispensateurs de concours. Une société mère, ancienne actionnaire, pourrait relever de cette catégorie lorsque les fautes invoquées sont distinctes d’un acte de gestion ou d’un soutien financier. La frontière demeure toutefois incertaine. La solution dépend de la qualification des faits reprochés et de la qualité exacte des défendeurs au moment des agissements litigieux. L’arrêt laisse ouverte cette discussion pour les litiges futurs où les moyens seront correctement articulés dans le dispositif des conclusions.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture