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La responsabilité de l’employeur pour les maladies professionnelles liées à l’amiante demeure un contentieux dense, où s’affrontent des enjeux probatoires complexes et une exigence constante de protection des salariés. La cour d’appel de Dijon, par un arrêt du 10 juillet 2025, apporte une contribution significative à cette matière en précisant les contours de la faute inexcusable et les règles de compétence applicables aux actions récursoires entre employeurs successifs.
Un salarié, employé comme mécanicien d’entretien au sein d’une société de 1977 à 1983, puis comme responsable technique au sein d’une autre entreprise à compter de cette date, déclare une maladie professionnelle consistant en des plaques pleurales dues à l’inhalation de poussières d’amiante. La caisse primaire d’assurance maladie reconnaît cette affection au titre du tableau n° 30 des maladies professionnelles et fixe un taux d’incapacité permanente de 5 %. Le salarié saisit le pôle social du tribunal judiciaire aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de son premier employeur. Par jugement du 10 janvier 2023, cette juridiction retient la faute inexcusable, mais se déclare incompétente pour connaître de l’action récursoire formée par cet employeur contre le second, et déclare irrecevable la mise en cause de ce dernier.
La société condamnée interjette appel. Elle conteste l’exposition du salarié à l’amiante dans ses locaux, soutient n’avoir pu avoir conscience du danger et demande que soit reconnue la possibilité d’exercer une action récursoire contre l’employeur suivant. La seconde société, intimée, soulève l’irrecevabilité de l’appel formé à son égard et, subsidiairement, l’incompétence matérielle de la juridiction sociale pour statuer sur les demandes dirigées contre elle.
Deux questions se posaient à la cour : la juridiction sociale est-elle compétente pour connaître de l’action récursoire formée par un employeur dont la faute inexcusable est recherchée contre un autre employeur successif ? Les conditions de la faute inexcusable sont-elles réunies lorsque l’employeur conteste toute exposition du salarié au risque amiante et soutient avoir pris les mesures de protection nécessaires ?
La cour d’appel de Dijon confirme pour l’essentiel le jugement entrepris. Elle infirme toutefois la décision en ce qu’elle avait déclaré la juridiction incompétente pour connaître de l’action récursoire et irrecevable la mise en cause du second employeur. Elle juge que « l’employeur, qui a fait l’objet d’une action en reconnaissance de sa faute inexcusable, est recevable à rechercher, devant le pôle social du tribunal, pour obtenir leur garantie, la faute inexcusable des autres employeurs successifs au service duquel la victime a été exposée au même risque ». Elle retient néanmoins l’absence de preuve d’une exposition au risque au sein de la seconde entreprise. Sur le fond, elle confirme la faute inexcusable du premier employeur, estimant que celui-ci ne pouvait ignorer le danger de l’amiante et n’a pas mis en œuvre les mesures de protection nécessaires.
La solution retenue appelle un examen sous deux angles : l’affirmation de la compétence du juge social pour connaître des actions récursoires entre employeurs successifs (I), puis la caractérisation de la faute inexcusable confrontée aux moyens de défense de l’employeur (II).
I. La compétence du juge social pour les actions récursoires entre employeurs successifs
A. Le principe de la recevabilité de l’appel en garantie devant la juridiction sociale
La cour écarte la fin de non-recevoir tirée des articles 83 et 84 du code de procédure civile. Elle relève que le jugement attaqué « s’est prononcé à la fois sur la compétence matérielle de la juridiction et sur le fond du litige à savoir la faute inexcusable de l’employeur ». Dès lors, les règles spéciales applicables aux décisions statuant exclusivement sur la compétence ne trouvent pas à s’appliquer.
Cette solution s’inscrit dans une logique de pragmatisme procédural. Lorsque le juge tranche simultanément une exception de compétence et le fond du litige, l’appel obéit aux règles de droit commun. La cour évite ainsi une fragmentation du contentieux qui aurait contraint les parties à multiplier les voies de recours. Elle rappelle implicitement que la règle de l’article 83 du code de procédure civile vise les décisions portant exclusivement sur la compétence, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
B. L’extension du périmètre de la juridiction sociale aux actions entre employeurs successifs
La cour affirme la compétence du pôle social pour connaître de l’action récursoire formée par l’employeur dont la faute inexcusable est recherchée contre un autre employeur successif. Elle se fonde sur une jurisprudence qui admet que l’employeur mis en cause peut appeler en intervention forcée les autres employeurs au service desquels la victime a été exposée au même risque.
Cette solution présente une vertu d’efficacité contentieuse. Elle permet de concentrer devant un juge unique l’ensemble des questions relatives à l’imputabilité de la maladie professionnelle et au partage éventuel de responsabilité. Elle évite également au salarié victime de supporter les aléas d’un éclatement du contentieux entre juridictions. Toutefois, la cour précise que cette compétence ne préjuge pas du succès de l’action récursoire. En l’espèce, elle rejette la demande au motif que l’employeur appelant « ne rapporte aucune preuve sur une exposition au risque par le salarié au sein de la société » mise en cause. La compétence ne dispense donc pas de l’exigence probatoire.
II. La caractérisation de la faute inexcusable face aux contestations de l’employeur
A. L’établissement de l’exposition au risque par un faisceau d’indices concordants
L’employeur contestait toute exposition du salarié à l’amiante dans ses locaux. Il soutenait que ses produits ne contenaient pas d’amiante et produisait des documents techniques à l’appui. La cour écarte cette argumentation en relevant que « même si l’amiante n’entrait pas dans la composition des produits fabriqués », le salarié « a été exposé de façon régulière durant plus de 5 ans, à l’inhalation des poussières d’amiante provenant des fours et de la sortie des fours, dont il effectuait la maintenance ».
La preuve de l’exposition repose principalement sur les attestations d’anciens collègues. L’un deux indique que le salarié « était souvent en contact d’amiante, les isolants de calorifugeage des fours, les joints d’étanchéité, les filtres de matières premières des fours ». Un autre précise que « les équipements de four contenaient de l’amiante, des plaques isolantes amiantées, des joints d’étanchéité ». Ces témoignages concordent avec les déclarations du salarié lors de l’enquête de la caisse.
La cour adopte une approche réaliste de la charge probatoire. Elle n’exige pas du salarié qu’il produise des documents techniques dont il n’a pas la maîtrise. Elle retient en revanche que l’employeur « ne produit rien permettant de déterminer quels étaient les composants dans la fabrication de ses fours ». Cette inversion implicite de la charge de la preuve se justifie par l’asymétrie d’information entre les parties.
B. La conscience du danger et l’insuffisance des mesures de protection
La cour rappelle les critères cumulatifs de la faute inexcusable : la conscience du danger et l’absence de mesures de protection adaptées. Sur le premier point, elle souligne que « la conscience du danger de l’amiante résultait des connaissances scientifiques disponibles dès 1930 » et d’une « reconnaissance officielle du risque depuis une ordonnance du 2 août 1945 ». L’employeur ne pouvait donc « ignorer, durant la période au cours de laquelle il a employé le salarié, que les fours contenant de l’amiante donnaient lieu au dégagement de poussières d’amiante au cours de leur manipulation et de leur entretien ».
Sur le second critère, la cour constate l’insuffisance des mesures de protection. Les dispositifs d’aspiration n’existaient que « dans les ateliers de mélanges », alors que le salarié « intervenait dans tous les ateliers ». Quant aux moyens de protection individuelle, les documents de l’entreprise « font seulement état de l’utilisation de masques jetables pour les opérateurs, alors que l’employeur aurait dû mettre à la disposition de ses salariés des masques respiratoires, seuls masques de nature à les protéger de l’inhalation de poussières d’amiante ».
La cour écarte enfin l’argument tiré de la carence des autorités publiques. Elle juge que « ni la carence de l’État dans son pouvoir normatif, ni la carence alléguée de l’administration et en particulier des services de prévention d’assurance maladie ou de la médecine du travail, ne dispensaient l’employeur lui-même de prendre les mesures de prévention et de protection qu’imposaient la situation et les textes en vigueur ». Cette formule consacre l’autonomie de l’obligation de sécurité de l’employeur par rapport aux défaillances institutionnelles.