Cour d’appel de Dijon, le 17 juin 2025, n°22/01568

La responsabilité civile professionnelle de l’huissier de justice constitue un contentieux récurrent, notamment lorsque la nullité d’un acte de signification prive le mandant du bénéfice d’une décision de justice. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Dijon le 17 juin 2025 illustre les limites de cette responsabilité en cas de rupture du lien de causalité entre la faute et le préjudice allégué.

Une société exploitant un fonds de commerce de prêt-à-porter avait subi plusieurs dégâts des eaux entre 2005 et 2007 dans des locaux situés au sein d’un immeuble en copropriété. Après avoir engagé une procédure judiciaire contre le syndicat des copropriétaires, le syndic et l’assureur, elle avait obtenu, par jugement du 7 juillet 2015, la condamnation de deux copropriétaires à lui verser diverses sommes au titre des travaux de réparation, de la perte d’exploitation et du préjudice commercial. Ces copropriétaires avaient été appelés en cause par le propriétaire des locaux, lequel avait mandaté une société civile professionnelle d’huissiers pour leur délivrer une assignation le 11 avril 2014 selon les modalités de l’article 659 du code de procédure civile. Sur appel des copropriétaires, la cour avait prononcé la nullité de cette assignation et, consécutivement, celle du jugement en ses dispositions les concernant. Le pourvoi en cassation formé contre ces arrêts avait été rejeté le 10 septembre 2020.

La société victime, ayant transmis ses droits à une autre entité, a assigné la SCP d’huissiers en responsabilité civile professionnelle aux fins d’obtenir réparation du préjudice résultant de la perte des condamnations prononcées en première instance. Par jugement du 5 décembre 2022, le tribunal judiciaire de Dijon a retenu l’existence d’une faute de l’huissier mais a rejeté les demandes indemnitaires, considérant que le lien de causalité n’était pas établi. La société demanderesse a interjeté appel.

La question posée à la cour était la suivante : la faute commise par un huissier de justice dans la signification d’un acte peut-elle engager sa responsabilité lorsque le demandeur n’aurait, en toute hypothèse, pas pu faire valoir utilement ses prétentions contre le défendeur, faute d’avoir pu lui-même accomplir les diligences procédurales requises ?

La Cour d’appel de Dijon confirme le jugement entrepris en ce qu’il a débouté la société de ses demandes, mais infirme la disposition ayant retenu l’existence d’une faute, estimant n’avoir pas à statuer sur ce point. Elle relève que la société demanderesse avait elle-même tenté, par l’intermédiaire d’un autre huissier, de signifier ses conclusions aux copropriétaires et de les assigner, sans succès, ceux-ci étant alors radiés du registre des Français établis à l’étranger. La cour en déduit que « même si l’acte du 11 avril 2014 avait été valablement délivré à l’égard des époux [G] et n’avait pas été annulé, la demande formée à leur encontre par l’appelante n’aurait pas été recevable ». Elle conclut que « la validité de l’acte du 11 avril 2014 est en l’espèce indifférente et donc sans lien de causalité avec le préjudice de l’appelante ».

Cet arrêt présente un intérêt particulier en ce qu’il subordonne la responsabilité de l’huissier à la démonstration d’un lien de causalité effectif entre la faute professionnelle et le préjudice invoqué. Il convient d’examiner successivement l’exigence d’une signification autonome des conclusions au défendeur défaillant (I), puis la neutralisation de la faute de l’huissier par l’impossibilité de régularisation imputable au demandeur (II).

I. L’exigence d’une signification autonome des conclusions au défendeur défaillant

La décision met en lumière les obligations procédurales pesant sur le demandeur lorsqu’il entend former une prétention contre une partie appelée en cause par un tiers (A), révélant ainsi l’articulation complexe entre l’intervention forcée et les règles de signification (B).

A. L’obligation de signification des conclusions contenant une demande nouvelle

L’article 68 du code de procédure civile impose au demandeur qui forme une prétention contre une partie non comparante de lui signifier ses conclusions. Cette règle vise à garantir le respect du principe du contradictoire. En l’espèce, la cour relève que « dès lors que ceux-ci ne comparaissaient pas, l’appelante devait en outre, en application de l’article 68 du code de procédure civile, signifier aux époux [G] ses dernières conclusions du 22 septembre 2014 par lesquelles elle présentait, pour la première fois, une demande à leur encontre ».

Cette exigence procédurale est distincte de l’assignation initiale ayant appelé les copropriétaires en cause. La société demanderesse ne pouvait se prévaloir de l’acte du 11 avril 2014, délivré à l’initiative du propriétaire des locaux, pour satisfaire à ses propres obligations. La cour distingue ainsi clairement l’acte introductif d’instance, qui relève de l’initiative du tiers, et l’acte de signification des conclusions, qui incombe personnellement à celui qui formule une demande nouvelle.

B. L’échec des diligences propres du demandeur

La société avait mandaté un huissier de justice distinct pour signifier ses conclusions aux copropriétaires domiciliés à l’étranger. L’acte avait été remis au parquet de Dijon le 23 octobre 2014 aux fins de transmission en Côte d’Ivoire. La cour constate que « cet acte n’a pas pu être remis aux époux [G], alors radiés du registre des français tenus par le consulat de France en Côte d’Ivoire ». Elle en déduit que « l’appelante a vainement tenté d’assigner les époux [G] et de leur signifier ses conclusions ».

Cette circonstance factuelle revêt une importance décisive. L’impossibilité de notifier régulièrement les conclusions ne résulte pas de la faute de l’huissier mis en cause, mais de l’indisponibilité des copropriétaires et de la caducité de leur adresse connue. Le demandeur se trouvait ainsi dans l’impossibilité matérielle de satisfaire aux prescriptions de l’article 68 du code de procédure civile, indépendamment de la validité ou de la nullité de l’assignation initiale.

II. La neutralisation de la faute par l’absence de lien causal

L’arrêt illustre l’application rigoureuse de la théorie de la causalité en matière de responsabilité civile professionnelle (A), conduisant à une économie de moyens dans l’appréciation de la faute alléguée (B).

A. L’indifférence de la faute en l’absence de préjudice réparable

La cour énonce que « même si l’acte du 11 avril 2014 avait été valablement délivré à l’égard des époux [G] et n’avait pas été annulé, la demande formée à leur encontre par l’appelante n’aurait pas été recevable ». Ce raisonnement hypothétique permet d’établir que le préjudice allégué ne trouve pas sa cause dans la faute reprochée à l’huissier. La nullité de l’assignation n’a pas privé la société d’une chance de succès dès lors que celle-ci n’aurait, en toute hypothèse, pas été en mesure de présenter une demande recevable.

La perte de chance, qui constitue habituellement le préjudice réparable en matière de responsabilité de l’huissier, suppose que la victime aurait pu obtenir un avantage si l’acte avait été régulièrement accompli. En l’espèce, cette condition fait défaut. La cour applique ainsi la règle selon laquelle le préjudice doit être la conséquence directe et certaine de la faute. L’absence de lien causal fait obstacle à toute indemnisation, quelle que soit la gravité de la faute professionnelle.

B. L’économie de moyens dans l’appréciation de la faute

La cour adopte une démarche pragmatique en refusant de statuer sur l’existence d’une faute de l’huissier. Elle énonce : « sans qu’il soit besoin de statuer à nouveau sur la commission d’une faute par l’intimée, il convient de confirmer le jugement dont appel en ce qu’il a débouté la société [11] de ses demandes ». Cette technique de l’économie de moyens évite une discussion théorique sur les diligences attendues d’un huissier instrumentaire lorsque le défendeur réside à l’étranger et que son adresse exacte demeure incertaine.

Le tribunal de première instance avait retenu l’existence d’une faute, considérant que l’acte du 11 avril 2014 aurait dû être signifié à une adresse postale en Côte d’Ivoire. La cour infirme cette disposition sans la remplacer, estimant que la question est devenue sans objet. Cette solution présente l’avantage de ne pas créer de précédent sur les obligations de l’huissier en matière de signification internationale, tout en tranchant définitivement le litige au profit de l’intimée. Elle traduit une conception réaliste de l’office du juge, qui refuse de se prononcer sur des questions dépourvues d’incidence sur l’issue du procès.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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