Cour d’appel de Dijon, le 21 août 2025, n°22/00888

Le droit des baux ruraux repose sur un équilibre entre les droits du bailleur et les obligations du preneur. Lorsque des dégradations sont alléguées à la fin du bail, la question de la preuve devient centrale. La cour d’appel de Dijon, dans un arrêt du 21 aout 2025, a été amenée à préciser les règles gouvernant la charge de la preuve en matière d’indemnisation pour dégradations, tout en tranchant des questions relatives à la date d’entrée dans les lieux du preneur.

Une propriétaire avait donné à bail rural plusieurs parcelles agricoles situées en Saone-et-Loire. Ces terres avaient initialement été louées au père des preneurs actuels, selon un premier bail du 12 novembre 1966, puis un second bail du 11 novembre 1981. À la suite du départ à la retraite du titulaire initial, son fils et son épouse ont poursuivi l’exploitation. Par un arrêt du 5 octobre 2017, la cour d’appel de Dijon a prononcé la résiliation du bail et ordonné l’expulsion des preneurs. Un état des lieux de sortie a été établi le 10 janvier 2018. La propriétaire a ensuite sollicité l’indemnisation de diverses dégradations qu’elle imputait aux preneurs, notamment la suppression de haies, de points d’eau et de clôtures.

Le tribunal paritaire des baux ruraux de Mâcon, par jugement du 10 juin 2022, a condamné les preneurs à verser une somme de 5 982 euros au titre du compte de sortie. La propriétaire a interjeté appel, réclamant une indemnisation plus importante. Les preneurs ont formé appel incident, contestant leur condamnation.

La bailleresse soutenait que le bail avait pris effet le 12 novembre 1966 et qu’une cession était intervenue au profit des preneurs actuels, sans modification des conditions initiales. Elle en déduisait que l’état des parcelles devait être apprécié à cette date. Les preneurs répliquaient qu’aucune cession n’était établie et qu’un nouveau bail verbal était né à compter du 1er janvier 1989, date du départ à la retraite du titulaire initial.

La cour devait déterminer la date d’entrée dans les lieux des preneurs et, par voie de conséquence, la période durant laquelle les dégradations auraient pu leur être imputées. Elle devait également statuer sur la charge de la preuve des dégradations alléguées.

La cour d’appel de Dijon a infirmé partiellement le jugement. Elle a débouté la bailleresse de ses demandes indemnitaires, estimant qu’elle « échoue à rapporter la preuve qui lui incombe de dégradations commises par » les preneurs « pendant le cours du bail qui leur a été consenti entre le 1er janvier 1989 et le 5 octobre 2017 ». La cour a toutefois condamné les preneurs au paiement d’une indemnité d’occupation de 216 euros.

Cet arrêt mérite examen en ce qu’il illustre les exigences probatoires pesant sur le bailleur en matière de dégradations (I) et leurs conséquences sur la détermination de la date d’entrée dans les lieux (II).

I. L’impossible preuve de dégradations antérieures à l’entrée dans les lieux

La cour rappelle que le bailleur supporte la charge de prouver les dégradations qu’il impute au preneur (A), charge particulièrement lourde en l’absence d’état des lieux d’entrée (B).

A. L’exigence d’une preuve positive à la charge du bailleur

L’article L. 411-72 du code rural et de la pêche maritime dispose que « s’il apparaît une dégradation du bien loué, le bailleur a droit, à l’expiration du bail, à une indemnité égale au montant du préjudice subi ». Cette disposition fonde le droit à indemnisation mais n’allège pas la charge probatoire pesant sur le bailleur. La cour d’appel de Dijon applique cette règle avec rigueur.

La bailleresse invoquait l’autorité de la chose jugée attachée aux décisions antérieures pour soutenir que la date d’effet du bail avait été tranchée. La cour écarte cet argument en rappelant que « seul le dispositif d’une décision de justice est assorti de l’autorité de chose jugée ». Elle constate que « ni le dispositif du jugement du tribunal paritaire des baux ruraux du 28 janvier 2015, ni celui de l’arrêt infirmatif de cette cour du 12 janvier 2017, ni encore celui de l’arrêt complémentaire du 5 octobre 2017 n’ont statué sur la date d’effet du bail » dont bénéficiaient les preneurs actuels. Cette motivation rappelle opportunément les limites de l’autorité de chose jugée aux seuls chefs tranchés dans le dispositif.

La cour refuse ensuite d’imposer au preneur la preuve négative de son absence de qualité de cotitulaire du bail avant 1989. Elle relève qu’« il ne peut lui être imposé, à l’instar du tribunal, la preuve négative qu’il n’était pas, dès cette époque, associé au bail et qu’il ne réglait aucun fermage, la preuve de sa qualité de preneur à bail incombant à » la bailleresse. Cette solution s’inscrit dans la jurisprudence constante prohibant l’imposition d’une preuve négative. Le tribunal avait inversé la charge de la preuve en exigeant des preneurs qu’ils démontrent ne pas avoir été parties au bail initial.

B. Les conséquences de l’absence d’état des lieux d’entrée

L’absence d’état des lieux d’entrée constitue un obstacle majeur à la démonstration des dégradations. La cour relève qu’« aucun état des lieux n’a été dressé entre les parties lors de l’entrée en jouissance » des preneurs. Cette carence empêche toute comparaison objective entre l’état initial et l’état de sortie des parcelles.

La bailleresse produisait des photographies aériennes et des constats d’huissier. La cour les écarte méthodiquement. Elle observe que « les constatations faites par huissier de justice en septembre 2014 et les recherches conduites par l’expert en octobre de la même année sur des photographies aériennes de 1976 se révèlent inopérantes à soutenir les prétentions » de la bailleresse « quant à des dégradations imputables aux époux » preneurs « pour avoir été commises après le 1er janvier 1989 ». Ces éléments probatoires, trop anciens ou trop tardifs, ne permettent pas d’établir la chronologie des dégradations alléguées.

Concernant les clôtures et barrières, la cour constate que « les constatations réalisées par les différents experts se sont exclusivement basées sur les photos aériennes antérieures ou contemporaines du mois de novembre 1973 et ne permettent pas plus de rapporter la preuve de la date de suppression de ces éléments de clôture ». La bailleresse ne parvient donc pas à démontrer que les travaux litigieux sont postérieurs à l’entrée dans les lieux des preneurs actuels.

II. La détermination souveraine des dates du bail par le juge du fond

La cour fixe la date d’entrée dans les lieux en l’absence de cession établie (A), puis confirme la date de sortie retenue par les premiers juges (B).

A. La naissance d’un bail verbal au départ du titulaire initial

En l’absence de preuve d’une cession, la cour retient l’existence d’un bail verbal. Elle affirme qu’« en l’absence de toute preuve de cession du bail à leur profit, il ne peut qu’être considéré que les époux » preneurs « ont bénéficié d’un bail verbal à compter du départ à la retraite de » leur père « le 1er janvier 1989 ». Cette qualification emporte des conséquences déterminantes puisque « ce n’est qu’à compter de cette date que les charges et obligations du bail leur sont opposables et que l’état des parcelles doit être apprécié ».

La cour rejette les arguments tirés de l’activité agricole antérieure du preneur. Elle relève que « si » celui-ci « reconnaît avoir exercé son activité d’exploitant agricole dès 1973, ce que confirme le relevé de sa carrière par la MSA », cette circonstance ne suffit pas à établir sa qualité de preneur à bail. Le seul fait qu’« une facture de drainage ait été établie à son nom en 1982 » est jugé « insuffisante à lui conférer cette qualité ».

Cette solution préserve la sécurité juridique du preneur. Celui qui exploite des terres en qualité d’aide familial ou d’associé de fait ne saurait être réputé cotitulaire du bail sans preuve d’une cession régulière. La cession de bail rural obéit à un formalisme qui ne peut être présumé satisfait du seul fait de la poursuite de l’exploitation par un membre de la famille.

B. La confirmation de la date de sortie par l’état des lieux contradictoire

Les preneurs contestaient la date de sortie retenue par le tribunal, soit le 10 janvier 2018. Ils soutenaient avoir libéré les terres dès le prononcé de l’arrêt du 5 octobre 2017 ou à tout le moins au 11 novembre 2017. La cour écarte cette prétention.

Elle rappelle que « l’obligation de libérer les lieux pesant sur » les preneurs, « ils supportent la charge de la preuve de son exécution ». Cette règle classique impose au débiteur de l’obligation de restitution de démontrer qu’il s’en est acquitté. La cour admet toutefois que « rien ne s’oppose à ce qu’ils puissent établir en avoir restituer la jouissance à leur légitime propriétaire à une date antérieure » à l’état des lieux de sortie.

L’examen des éléments produits conduit cependant au rejet de cette prétention. La cour relève que « le règlement du fermage dû au 11 novembre 2017 constitue un aveu d’occupation jusqu’à cette date ». Le paiement du fermage vaut reconnaissance de la jouissance des lieux. Elle conclut qu’« aucun élément postérieur ne venant justifier de l’exécution de la décision, c’est à bon escient que les premiers juges ont retenu la date de l’état des lieux de sortie, le 10 janvier 2018 ».

Cette solution conduit à la condamnation des preneurs au paiement d’une indemnité d’occupation de 216 euros « pour la période courant du 11 novembre 2017 au 10 janvier 2018 ». Cette somme modique contraste avec les prétentions initiales de la bailleresse qui réclamait plus de 28 000 euros. Le renversement de la charge de la preuve opéré par les premiers juges avait conduit à une condamnation injustifiée que la cour corrige.

Cet arrêt rappelle l’importance fondamentale de l’état des lieux d’entrée en matière de baux ruraux. Le bailleur qui néglige cette formalité s’expose à ne pouvoir prouver les dégradations qu’il impute au preneur. La solution retenue par la cour d’appel de Dijon s’inscrit dans une application rigoureuse des règles probatoires et mérite approbation.

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Hassan KOHEN
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