Cour d’appel de Douai, le 27 juin 2025, n°24/00063

La Cour d’appel de Douai, 27 juin 2025, se prononce sur la recevabilité d’une action en réparation d’un préjudice d’anxiété lié à l’amiante et sur la responsabilité de l’employeur, dans un contexte de procédures collectives ouvertes antérieurement. La salariée, employée de longues années sur un site industriel ancien, invoquait une exposition durable aux poussières d’amiante et demandait réparation, tandis que le liquidateur opposait la prescription. L’organisme de garantie des salaires sollicitait sa mise hors de cause, au motif que la créance alléguée serait postérieure au jugement d’ouverture.

Les faits utiles tiennent à une carrière s’achevant en 2012 sur un site où des matériaux contenant de l’amiante étaient présents, des travaux partiels de désamiantage étant intervenus au début des années 2000. Après l’ouverture d’une procédure de redressement puis de liquidation judiciaires en 2014, la salariée saisit la juridiction prud’homale pour obtenir la réparation d’un préjudice d’anxiété, également fondée sur l’absence d’information et de prévention adéquates. Le conseil de prud’hommes, par jugement de départage du 15 novembre 2023, déclare l’action irrecevable, retenant la prescription. Saisie par l’appelante, la Cour d’appel, après avoir rappelé l’article L.1471-1 du code du travail, discute le point de départ du délai et, subsidiairement, les conditions d’engagement de la responsabilité de l’employeur et l’étendue de la garantie attachée aux créances salariales en cas de procédures collectives.

La question de droit portait d’abord sur la détermination du point de départ de la prescription biennale d’une action en réparation du préjudice d’anxiété hors dispositif ACAATA, ensuite sur la charge de la preuve du respect de l’obligation de sécurité en matière d’amiante, enfin sur la naissance de la créance au regard de la garantie en procédure collective. La solution retient la recevabilité de l’action, l’existence d’un manquement engageant la responsabilité de l’employeur, l’évaluation du préjudice à 10 000 euros, et l’absence de garantie par l’organisme de garantie des salaires, la créance étant née postérieurement au jugement d’ouverture.

I – Le point de départ de la prescription biennale du préjudice d’anxiété

A – La connaissance du risque comme fait déclencheur

La Cour réaffirme que le préjudice d’anxiété possède une temporalité propre, liée à la connaissance par le salarié du risque grave consécutif à l’exposition. Elle énonce ainsi: « Que le point de départ du délai de prescription de l’action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d’anxiété, et la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l’amiante ». Le principe est immédiatement précisé par une limite essentielle: « Que ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin ». La Cour ajoute, pour prévenir toute assimilation hâtive entre fin d’exposition et connaissance du danger, que « cette connaissance, qui n’est complète que lorsque cette exposition a pris fin, n’intervient pas obligatoirement à l’issue de cette exposition, voire au moment de la rupture du contrat de travail du salarié ».

Cette construction s’inscrit dans la logique d’un dommage spécifique, dont la réalisation n’exige pas la survenue d’une pathologie mais naît d’un risque compris et anticipé. Elle maintient l’exigence de sécurité juridique attachée à la prescription, tout en évitant de faire dépendre le délai d’événements antérieurs à l’acquisition d’une connaissance effective. Elle conforte aussi la nature contractuelle du recours, sans confondre la date d’exposition avec la date de réalisation du préjudice.

B – La fixation in concreto de la date de connaissance

La Cour confirme l’analyse des premiers juges quant à la date pivot du 20 décembre 2018, en la reliant à la diffusion d’une information publique sur l’inscription du site au dispositif ACAATA et ses enjeux pour la santé des travailleurs. Elle motive en ces termes: « Que la diffusion de cette information sur un quotidien à très large diffusion constitue donc une mise en exergue de l’incidence de l’exposition à l’amiante sur la durée de vie des salariés du site, et partant, la connaissance complète de son danger et le point de départ du préjudice d’anxiété subi ». La position du liquidateur, qui prétendait une connaissance antérieure par l’existence d’associations ou de rumeurs locales, est écartée au titre de la preuve, la Cour rappelant que « d’une part, c’est à lui qu’il appartient de démontrer une telle antériorité », et « d’autre part, il ne rapporte pas la preuve de la date à laquelle l’employeur a informé la salariée personnellement des risques auxquels son travail l’exposait, conformément à l’article 9 du décret du 17 août 1977 ».

Le choix d’un support médiatique à large diffusion comme indice de connaissance complète peut surprendre, mais il s’articule ici avec une démarche probatoire exigeant une information individualisée que l’employeur ne justifie pas. La solution évite de présumer la connaissance du danger d’après le seul contexte industriel et protège le salarié contre des imputations floues, tout en circonscrivant précisément le délai biennal. La recevabilité acquise, le débat se déplace vers le manquement et l’évaluation du dommage.

II – L’obligation de sécurité et la portée de la réparation

A – La caractérisation du manquement et l’autonomie du préjudice

La Cour replace l’analyse dans le cadre des articles L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail et de la responsabilité contractuelle. Elle rappelle que « il appartient à l’employeur, dont la responsabilité contractuelle est engagée du fait de l’exposition d’un salarié à l’inhalation des poussières d’amiante dans le cadre de l’exécution de son travail, de justifier qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Les éléments produits par la salariée relatent des locaux vétustes contenant des dalles amiantées, des poussières récurrentes, et une absence d’informations ou de protocoles adaptés. En défense, des travaux partiels de désamiantage au début des années 2000 sont invoqués, sans évaluation précise des zones, des dates et des effets mesurés.

La Cour estime que ces pièces ne suffisent pas à contredire les éléments adverses, l’employeur ne démontrant pas des mesures effectives, suffisantes et continues. Elle ancre ensuite le raisonnement dans la connaissance ancienne des risques de l’amiante, déjà intégrée au droit positif de longue date, et en déduit l’imputabilité du manquement. Elle précise la nature autonome du dommage: « Attendu qu’il importe peu que la salariée ne soit ni malade ni contaminée, le préjudice d’anxiété allégué résultant de la seule inquiétude permanente de voir déclarer une maladie consécutive à une exposition à l’amiante ». L’évaluation à 10 000 euros apparaît mesurée au regard d’une carrière longue, de l’exposition durable et de l’angoisse médicalement attestée. Elle s’inscrit dans une jurisprudence soucieuse d’individualiser la réparation par des indices qualitatifs, sans exiger un seuil standardisé.

B – La naissance de la créance et la garantie en procédures collectives

La question de la garantie en présence d’une procédure collective impose d’identifier la date de naissance de la créance de réparation. La Cour rattache le fait générateur non à la période d’exposition, mais à la date de connaissance complète du risque, fixée in concreto au 20 décembre 2018. Dès lors, la créance naît postérieurement aux jugements d’ouverture du redressement puis de la liquidation judiciaires. Elle en déduit que la garantie légale des créances salariales n’a pas vocation à intervenir, la créance ne répondant pas aux conditions temporelles posées par les textes relatifs à la couverture des sommes dues à la date du jugement d’ouverture.

Cette qualification présente une cohérence avec la nature du préjudice d’anxiété, défini par l’apparition d’une inquiétude constante en lien causal avec une exposition passée, mais individualisé par une connaissance avérée du risque. Elle a toutefois une portée pratique forte: elle exclut la garantie lorsque l’apparition du dommage survient après l’ouverture, même si l’exposition est antérieure. Ce choix, strictement arrimé aux règles de naissance des créances, favorise la clarté des rapports de garantie et la prévisibilité du passif, tout en préservant le droit d’agir contre le débiteur principal dans la procédure. En refermant ainsi la triple controverse sur la prescription, la faute et la garantie, l’arrêt propose un cadre articulé et opérationnel pour les contentieux d’amiante hors ACAATA.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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