Cour d’appel de Douai, le 27 juin 2025, n°24/00163

L’arrêt rendu le 27 juin 2025 par la cour d’appel de Douai, chambre sociale, illustre la problématique contemporaine de l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’exposition professionnelle à l’amiante. Cette décision s’inscrit dans un contentieux nourri, né de la prise de conscience progressive des risques sanitaires inhérents à ce matériau autrefois massivement utilisé dans l’industrie.

Un salarié avait travaillé de 1982 à 2001 au sein d’une usine sidérurgique, successivement exploitée par plusieurs sociétés. Employé comme accrocheur puis cariste, il avait été exposé aux poussières d’amiante durant l’exercice de ses fonctions. L’entreprise exploitante avait fait l’objet d’un redressement judiciaire en mars 2014, converti en liquidation judiciaire en juillet de la même année. Le salarié avait saisi le conseil de prud’hommes de Dunkerque pour obtenir réparation de son préjudice d’anxiété. Le conseil de prud’hommes, statuant en formation de départage le 15 novembre 2023, avait rejeté l’exception de prescription, reconnu la responsabilité de l’employeur et fixé la créance indemnitaire à 8000 euros. L’AGS et le liquidateur judiciaire ont interjeté appel.

La cour devait déterminer si l’action du salarié était prescrite et, dans la négative, apprécier l’existence et le quantum du préjudice d’anxiété invoqué. Elle devait également statuer sur l’étendue de la garantie de l’AGS.

La cour d’appel confirme la recevabilité de l’action, juge que le salarié a été exposé à l’inhalation de poussières d’amiante et fixe sa créance indemnitaire à 10000 euros. Elle met toutefois l’AGS hors de cause.

Cet arrêt mérite examen tant au regard de la détermination du point de départ de la prescription (I) que de l’appréciation de la responsabilité de l’employeur et de ses conséquences indemnitaires (II).

I. La détermination du point de départ de la prescription de l’action en réparation du préjudice d’anxiété

La cour procède à une analyse rigoureuse du moment à partir duquel le délai de prescription commence à courir (A), avant de caractériser les éléments de preuve susceptibles de démontrer une connaissance antérieure du risque (B).

A. Le critère de la connaissance effective du risque comme fait déclencheur

La cour rappelle le cadre légal applicable en énonçant que « toute action portant sur l’exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qu’il exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ». Elle précise que « le point de départ du délai de prescription de l’action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d’anxiété, et la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l’amiante ».

Cette formulation traduit la spécificité du préjudice d’anxiété. Celui-ci ne naît pas de l’exposition elle-même, mais de la conscience qu’en acquiert le salarié. La cour souligne que « ces deux éléments ne sont pas nécessairement concomitants, alors que le travailleur n’a pas nécessairement une connaissance pleine entière et immédiate du danger que représente cette exposition ». Le fait générateur du préjudice se distingue ainsi de sa cause matérielle.

Cette dissociation temporelle présente un intérêt pratique majeur. Elle permet aux salariés dont le contrat a pris fin plusieurs années avant toute prise de conscience collective du danger d’agir en justice. La solution retenue respecte l’équilibre entre la nécessaire sécurité juridique et le droit fondamental à réparation.

B. La charge de la preuve de l’antériorité de la connaissance

La cour examine ensuite les arguments du liquidateur tendant à démontrer une connaissance antérieure du risque. Celui-ci invoquait notamment la création d’une association de défense des victimes et l’ancienneté des témoignages produits. La juridiction écarte ces arguments en relevant que « les pièces produites par la société BTSG ès qualités ne suffisent pas à considérer que c’est à l’occasion de tel ou tel événement (la constitution d’uns association de défense par exemple) que le salarié a eu une complète connaissance du danger de l’inhalation des poussières d’amiante ».

La cour impose une exigence probatoire stricte à celui qui invoque la prescription. Elle rappelle que « c’est à lui qu’il appartient de démontrer une telle antériorité ». Elle ajoute qu’il « ne rapporte pas la preuve de la date à laquelle l’employeur a informé le salarié personnellement des risques auxquels son travail l’exposait, conformément à l’article 9 du décret du 17 août 1977 ».

Cette approche se révèle conforme au droit de la prescription. Le débiteur qui excipe de la prescription doit établir que les conditions de son acquisition sont réunies. En l’espèce, la publication d’un article de presse relatant une décision juridictionnelle favorable constituait un événement objectif et vérifiable, permettant de fixer avec certitude le dies a quo.

II. L’appréciation de la responsabilité de l’employeur et l’étendue de la garantie

La cour caractérise le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (A) avant de tirer les conséquences de la date de naissance de la créance sur la garantie de l’AGS (B).

A. Le manquement à l’obligation de sécurité face à un danger anciennement connu

La cour rappelle que l’employeur doit justifier avoir pris « toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Elle examine les témoignages produits par le salarié, dont celui d’un ancien collègue attestant que « les chariots élévateurs n’avaient aucune protection et le cariste aucune protection individuelle » et que « personne n’a jamais donné de consignes sur les dangers et les maladies provenant des poussières d’amiante ».

Face à ces éléments, le liquidateur se contentait d’invoquer des travaux de désamiantage réalisés en 2003. La cour relève l’insuffisance de cette défense en observant qu’il n’était pas possible « d’apprécier non seulement les résultats positifs de ces travaux pour l’avenir, sur quels secteurs, mais aussi d’évaluer les efforts allégués au cours des années précédentes ».

La juridiction souligne l’ancienneté de la connaissance du danger par un rappel historique circonstancié. Elle mentionne le « rapport établi en 1906 de Monsieur [J], inspecteur du travail, sur les décès consécutifs à l’inhalation des poussières d’amiante » et cite un article publié en 1930 mentionnant « que les ouvriers de l’industrie de l’amiante sont frappés par une maladie professionnelle ». Elle conclut que l’employeur « ne pouvait objectivement ignorer le danger de l’amiante et le risque vital auquel étaient exposés ses salariés ».

Cette motivation démontre que la méconnaissance du risque ne saurait être invoquée. La dangerosité de l’amiante était « officiellement reconnue dès l’ordonnance du 3 août 1945 et le décret du 31 décembre 1946 créant le tableau n°25 des maladies professionnelles ».

B. L’exclusion de la garantie de l’AGS en raison de la date de naissance de la créance

La cour procède enfin à l’analyse de la garantie de l’AGS. Elle rappelle que celle-ci « couvre notamment les sommes dues au salarié à la date du jugement d’ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation judiciaire ». Elle constate que « la créance due à M. [O] [F] en réparation de son préjudice d’anxiété est née le 20 décembre 2018 », soit postérieurement aux procédures collectives ouvertes en 2014.

La cour qualifie cette connaissance de « fait générateur du préjudice d’anxiété ». Elle en déduit que « l’AGS n’a pas vocation à garantir le préjudice d’anxiété né de l’exposition de M. [O] [F] à l’amiante » et prononce sa mise hors de cause.

Cette solution appelle réflexion. Elle crée une situation paradoxale dans laquelle le même fait, la publication de l’article de presse, rend l’action recevable tout en privant le salarié de la garantie de l’AGS. Le créancier se trouve ainsi titulaire d’une créance fixée au passif d’une liquidation judiciaire vraisemblablement impécunieuse, sans possibilité de recours au mécanisme de garantie collective.

La portée de cet arrêt dépasse le cas d’espèce. Elle interroge sur l’articulation entre le régime de la prescription et celui de la garantie des créances salariales. La dissociation entre le moment de l’exposition et celui de la prise de conscience du risque, favorable au salarié sur le terrain de la prescription, se retourne contre lui lorsqu’il s’agit de déterminer l’assiette de la garantie. Cette asymétrie pourrait inciter le législateur ou la jurisprudence à reconsidérer les critères de détermination de la date de naissance des créances indemnitaires dans le contexte particulier des préjudices d’anxiété.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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