Cour d’appel de Douai, le 27 juin 2025, n°24/00173

La question du préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante continue de susciter un contentieux abondant, particulièrement lorsque les entreprises responsables font l’objet de procédures collectives. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Douai le 27 juin 2025 illustre la complexité de cette matière, à la croisée du droit du travail, du droit de la responsabilité et du droit des entreprises en difficulté.

Un salarié avait été employé du 20 juin 1974 au 31 mars 2013 au sein d’une usine sidérurgique, en qualité d’agent de fabrication puis de contrôleur. Le site avait été exploité successivement par plusieurs sociétés. L’une d’elles avait fait l’objet d’un redressement judiciaire le 7 mars 2014, puis d’une liquidation judiciaire le 24 juillet 2014. Le salarié, estimant avoir été exposé à l’inhalation de poussières d’amiante durant sa carrière, avait saisi le conseil de prud’hommes afin d’obtenir réparation de son préjudice d’anxiété. Le jugement de départage du 15 novembre 2023 avait fixé sa créance indemnitaire à 10000 euros au passif de la société en liquidation, tout en déclarant le jugement opposable au CGEA Île-de-France Ouest.

L’AGS a interjeté appel, contestant tant le bien-fondé de la demande que sa garantie. Le liquidateur judiciaire soulevait pour sa part la prescription de l’action. Le salarié demandait la confirmation du jugement entrepris.

La Cour d’appel de Douai devait répondre à deux questions distinctes. D’une part, l’action du salarié était-elle prescrite et, dans la négative, son préjudice d’anxiété était-il caractérisé? D’autre part, l’AGS devait-elle garantir cette créance née postérieurement à l’ouverture de la procédure collective?

La cour confirme la recevabilité de l’action et la fixation de la créance à 10000 euros au passif de la liquidation, mais infirme le jugement en mettant l’AGS hors de cause, au motif que le fait générateur du préjudice est postérieur à l’ouverture de la procédure collective.

Cet arrêt mérite examen tant au regard de la caractérisation du préjudice d’anxiété et de son régime probatoire (I) que des conséquences de l’articulation entre la date de naissance de ce préjudice et le périmètre de la garantie de l’AGS (II).

I. La caractérisation du préjudice d’anxiété : entre exigences probatoires et obligation de sécurité

La reconnaissance du préjudice d’anxiété suppose la réunion de conditions précises tenant à la prescription de l’action (A) et à la démonstration d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (B).

A. Le point de départ de la prescription : la connaissance effective du risque

La question de la prescription constituait le premier moyen de défense soulevé par le liquidateur. Celui-ci soutenait que le salarié « avait manifestement connaissance de la présence d’amiante dans l’entreprise » depuis les années 2000, époque à laquelle une association de défense des victimes avait été créée, et que la rupture du contrat de travail intervenue plus de deux ans avant la saisine rendait l’action irrecevable.

La cour rappelle le principe posé par l’article L.1471-1 du code du travail selon lequel « toute action portant sur l’exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qu’il exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ». Elle précise que « le point de départ du délai de prescription de l’action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d’anxiété, et la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l’amiante ».

L’arrêt opère une distinction essentielle entre l’exposition elle-même et la connaissance de ses dangers. La cour souligne que « ces deux éléments ne sont pas nécessairement concomitants, alors que le travailleur n’a pas nécessairement une connaissance pleine entière et immédiate du danger que représente cette exposition ». Cette analyse correspond à une conception subjective du point de départ de la prescription, centrée sur la conscience effective du risque par la victime.

La cour retient comme point de départ le 20 décembre 2018, date de publication dans La Voix du Nord d’un article relatif au jugement du tribunal administratif de Lille concernant l’inscription du site sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA. Elle considère que « l’action visant à voir bénéficier des mesures de l’ACAATA, permettant aux salariés d’obtenir un départ anticipé à la retraite en raison de la fragilité physique qu’induit l’exposition des salariés à l’amiante au sein de l’entreprise, constitue le point d’orgue du préjudice d’anxiété subi ».

Cette solution impose au défendeur la charge de prouver une connaissance antérieure du risque par le salarié. La cour relève que le liquidateur « ne rapporte pas la preuve de la date à laquelle l’employeur a informé le salarié personnellement des risques auxquels son travail l’exposait, conformément à l’article 9 du décret du 17 août 1977 ». Le renversement de la charge de la preuve protège efficacement les victimes contre l’argument d’une prescription acquise par simple écoulement du temps.

B. La preuve du manquement à l’obligation de sécurité : une exigence allégée pour le salarié

Sur le fond, la cour examine la responsabilité de l’employeur au regard des articles L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail. Elle rappelle qu’il appartient à l’employeur « de justifier qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».

Le salarié produisait plusieurs témoignages concordants. Un ancien collègue attestait qu’il travaillait « dans une atmosphère de poussières provenant du four, à chaque ouverture de la porte, poussières provenant du calfeutrage amiante des fours » et que « le bâtiment était couvert de plaques d’Eternit à base d’amiante qui se désagrégeaient sous les effets de la chaleur ». Ce témoin précisait que le salarié « travaillait dans un milieu très exposé, sans protection respiratoire et aucune information sur les méfaits de l’amiante ne nous était donnée ».

La cour retient que le salarié « rapporte la preuve de son exposition durable aux poussières d’amiantes ». Elle examine ensuite les moyens de défense de l’employeur, qui se prévalait de travaux de désamiantage effectués en 2003. La cour écarte cet argument en relevant que ces pièces ne permettent pas « d’apprécier non seulement les résultats positifs de ces travaux pour l’avenir, sur quels secteurs, mais aussi d’évaluer les efforts allégués au cours des années précédentes ».

L’arrêt rappelle l’ancienneté de la connaissance des dangers de l’amiante, citant notamment le « rapport établi en 1906 de Monsieur [C], inspecteur du travail, sur les décès consécutifs à l’inhalation des poussières d’amiante dans une filature » et « l’article publié en 1930 dans la revue ‘la Médecine du Travail’ du Docteur [B] qui mentionne ‘que les ouvriers de l’industrie de l’amiante sont frappés par une maladie professionnelle’ : l’asbestose pulmonaire ». La cour en déduit que « l’employeur ne pouvait objectivement ignorer le danger de l’amiante et le risque vital auquel étaient exposés ses salariés pendant des années ».

L’existence du préjudice est établie par des témoignages familiaux et un certificat médical. L’épouse attestait que son mari était « sujet à des bronchites à répétition avec une toux persistante » ayant « généré chez mon mari un état d’anxiété ». Un médecin certifiait que le salarié « décrit depuis quelques temps une anxiété vis-à-vis de son état de santé ». La cour précise qu’il « importe peu que le salarié ne soit ni malade ni contaminé, le préjudice d’anxiété allégué résultant de la seule inquiétude permanente de voir déclarer une maladie consécutive à une exposition à l’amiante ».

II. L’exclusion de la garantie de l’AGS : la rigueur du critère de la date de naissance de la créance

La solution adoptée par la cour concernant l’AGS repose sur une analyse stricte du fait générateur du préjudice (A), dont les conséquences pratiques pour les victimes méritent d’être examinées (B).

A. L’identification du fait générateur : la connaissance du risque comme date de naissance de la créance

L’AGS contestait sa garantie au motif que la créance serait née postérieurement aux périodes couvertes par l’article L.3253-8 du code du travail. Ce texte dispose que l’AGS couvre notamment « les sommes dues au salarié à la date du jugement d’ouverture » de la procédure collective.

La cour retient que « la créance due à M. [Y] [F] en réparation de son préjudice d’anxiété est née le 20 décembre 2018, date à laquelle il a eu une connaissance complète du risque élevé de développer une pathologie grave résultant d’une exposition à l’amiante ». Elle qualifie cette connaissance de « fait générateur du préjudice d’anxiété ».

Or, la société avait fait l’objet d’un redressement judiciaire le 7 mars 2014 puis d’une liquidation judiciaire le 24 juillet 2014. La créance étant née le 20 décembre 2018, soit plus de quatre ans après l’ouverture de la procédure collective, la cour en déduit que « l’AGS n’a pas vocation à garantir le préjudice d’anxiété né de l’exposition de M. [Y] [F] à l’amiante ».

Cette analyse emporte une conséquence logique mais rigoureuse. Le même raisonnement qui permet au salarié d’échapper à la prescription se retourne contre lui pour le priver de la garantie de l’AGS. La date du 20 décembre 2018 constitue à la fois le point de départ du délai de prescription et la date de naissance de la créance. Cette cohérence juridique aboutit à une solution défavorable au salarié dont l’employeur est en liquidation judiciaire.

L’arrêt ne discute pas la possibilité de retenir une autre date comme fait générateur. L’on aurait pu concevoir que l’exposition elle-même, ou la fin de celle-ci, constitue le fait générateur du dommage, la connaissance du risque ne faisant que révéler un préjudice préexistant. Une telle analyse aurait permis de rattacher la créance à la période antérieure à l’ouverture de la procédure collective. La cour ne retient pas cette lecture, privilégiant une conception selon laquelle le préjudice d’anxiété naît de la connaissance du danger et non de l’exposition physique.

B. Les implications pratiques de l’exclusion de garantie

La mise hors de cause de l’AGS place le salarié dans une situation délicate. Sa créance de 10000 euros est certes fixée au passif de la liquidation judiciaire, mais son recouvrement effectif dépend de l’existence d’actifs disponibles. Dans une procédure de liquidation judiciaire ouverte depuis 2014, les perspectives de paiement apparaissent limitées.

La cour confirme néanmoins l’obligation du liquidateur de délivrer au salarié une attestation d’exposition à l’amiante. Cette attestation, prévue par l’article R.4412-120 du code du travail, permettra au salarié de faire valoir ses droits auprès d’autres organismes, notamment dans le cadre d’une éventuelle reconnaissance de maladie professionnelle.

L’arrêt illustre une difficulté récurrente du contentieux de l’amiante. Le décalage temporel entre l’exposition, la connaissance du risque et la manifestation éventuelle de pathologies crée des situations où la responsabilité peut être établie sans que l’indemnisation soit effective. Les salariés exposés à l’amiante par des entreprises ultérieurement liquidées se trouvent privés du filet de sécurité que constitue ordinairement la garantie de l’AGS.

La solution retenue par la Cour d’appel de Douai s’inscrit dans une interprétation stricte du périmètre de garantie de l’AGS. Elle invite à s’interroger sur l’opportunité d’une intervention législative visant à étendre cette garantie aux créances nées de l’exposition à des substances dangereuses, indépendamment de la date de connaissance du risque par la victime. En l’état du droit positif, la protection des salariés exposés à l’amiante demeure tributaire de la solvabilité de leur ancien employeur.

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Hassan KOHEN
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