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Par un arrêt du 27 juin 2025, la Cour d’appel de Douai s’est prononcée sur une demande d’indemnisation du préjudice d’anxiété formée par les ayants droit d’un salarié décédé, exposé à l’amiante durant sa carrière au sein d’une usine sidérurgique.
Un salarié a travaillé du 12 avril 1976 au 31 mai 2017 sur le site de l’Usine des Dunes de Leffrinckoucke, exploité successivement par plusieurs sociétés. Il a occupé les fonctions d’aléseur, mécanicien, électromécanicien puis préparateur. La société exploitante de 1987 à 2014 a fait l’objet d’un redressement judiciaire le 7 mars 2014, puis d’une liquidation judiciaire le 24 juillet 2014. Estimant avoir été exposé à l’inhalation de poussières d’amiante, le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Dunkerque aux fins d’obtenir réparation de son préjudice d’anxiété. Il est décédé le 16 mars 2022, ses ayants droit poursuivant l’instance.
Par jugement de départage du 15 novembre 2023, le conseil de prud’hommes a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription, retenu la responsabilité de l’employeur et fixé la créance indemnitaire à 10 000 euros au passif de la procédure collective. L’AGS et le liquidateur judiciaire ont interjeté appel. L’AGS conteste principalement sa garantie et subsidiairement le quantum des dommages-intérêts. Le liquidateur judiciaire soulève la prescription de l’action et conteste le bien-fondé des demandes.
La cour d’appel devait déterminer le point de départ du délai de prescription de l’action en réparation du préjudice d’anxiété, apprécier la responsabilité de l’employeur au titre de son obligation de sécurité, et se prononcer sur la garantie de l’AGS.
La Cour d’appel de Douai confirme que l’action n’est pas prescrite en fixant le point de départ au 20 décembre 2018, retient la responsabilité de l’employeur et fixe l’indemnisation à 10 000 euros, mais met l’AGS hors de cause au motif que la créance est née postérieurement à l’ouverture de la procédure collective.
La décision présente un double intérêt. Elle précise les conditions de recevabilité de l’action en réparation du préjudice d’anxiété (I), tout en délimitant les contours de la garantie des créances salariales (II).
I. La recevabilité de l’action en réparation du préjudice d’anxiété
La cour retient une conception extensive du point de départ de la prescription (A), avant de constater le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (B).
A. La détermination du point de départ de la prescription
Le délai de prescription de deux ans prévu par l’article L.1471-1 du code du travail court à compter du jour où le salarié a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit. La cour rappelle que « le point de départ du délai de prescription de l’action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d’anxiété, et la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l’amiante ».
La juridiction d’appel adopte une approche protectrice du salarié en distinguant l’exposition au risque de la connaissance de ce risque. Elle énonce que « ces deux éléments ne sont pas nécessairement concomitants, alors que le travailleur n’a pas nécessairement une connaissance pleine entière et immédiate du danger que représente cette exposition ». Cette dissociation temporelle présente un intérêt pratique considérable. Elle permet d’éviter que la prescription ne coure avant même que le salarié n’ait pris conscience de la gravité du risque encouru.
La cour retient comme point de départ le 20 décembre 2018, date de publication d’un article de presse relatif à un jugement favorable du tribunal administratif concernant l’inscription du site sur la liste des établissements ouvrant droit à l’allocation de cessation anticipée des travailleurs de l’amiante. Ce choix se justifie par le fait que « l’action visant à voir bénéficier des mesures de l’ACAATA, permettant aux salariés d’obtenir un départ anticipé à la retraite en raison de la fragilité physique qu’induit l’exposition des salariés à l’amiante au sein de l’entreprise, constitue le point d’orgue du préjudice d’anxiété subi ».
Cette solution fait peser sur l’employeur la charge de prouver une connaissance antérieure du risque par le salarié. La cour souligne qu’il appartient au liquidateur « de démontrer une telle antériorité » et qu’il « ne rapporte pas la preuve de la date à laquelle l’employeur a informé le salarié personnellement des risques auxquels son travail l’exposait ». Le renversement de la charge probatoire favorise l’indemnisation des victimes de l’amiante.
B. La caractérisation du manquement à l’obligation de sécurité
Sur le fond, la cour examine la responsabilité de l’employeur au regard des articles L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail. Elle rappelle qu’il appartient à l’employeur « de justifier qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».
Les témoignages produits établissent les conditions d’exposition du salarié. Un ancien collègue atteste des contacts directs avec l’amiante lors des opérations de maintenance, mentionnant notamment la manipulation de « protections de calorifuges à l’amiante » et de « tresses et cordons d’amiante servant de protection ». Ces éléments démontrent une exposition prolongée dans le cadre des fonctions exercées.
Face à ces preuves, l’employeur ne parvient pas à s’exonérer de sa responsabilité. La cour relève qu’il « se contente de se prévaloir essentiellement de 5 pièces » relatives à des travaux de désamiantage effectués en 2003, « sans qu’il soit possible d’apprécier non seulement les résultats positifs de ces travaux pour l’avenir, sur quels secteurs, mais aussi d’évaluer les efforts allégués au cours des années précédentes ». L’insuffisance de ces éléments probatoires conduit au constat du manquement.
La juridiction rappelle l’ancienneté de la connaissance des dangers de l’amiante, citant un rapport de 1906 et un article médical de 1930. Elle souligne que « compte tenu de l’importance de l’usine et du nombre de salariés qui y étaient employés, l’employeur ne pouvait objectivement ignorer le danger de l’amiante et le risque vital auquel étaient exposés ses salariés pendant des années ». Cette connaissance ancienne du risque renforce la caractérisation de la faute.
L’indemnisation du préjudice d’anxiété est admise indépendamment de toute pathologie déclarée. La cour énonce qu’« il importe peu que le salarié n’ait été ni malade ni contaminé, le préjudice d’anxiété allégué résultant de la seule inquiétude permanente de voir déclarer une maladie consécutive à une exposition à l’amiante ». Cette conception autonome du préjudice facilite sa réparation.
II. L’exclusion de la garantie de l’AGS pour les créances nées postérieurement à la procédure collective
La cour procède à une analyse rigoureuse de la date de naissance de la créance (A), dont les conséquences s’avèrent défavorables aux ayants droit du salarié (B).
A. La détermination de la date de naissance de la créance indemnitaire
L’article L.3253-8 du code du travail définit le périmètre de la garantie de l’AGS. Celle-ci couvre les sommes dues au salarié à la date du jugement d’ouverture de la procédure collective. La cour applique ce texte avec rigueur en recherchant la date exacte de naissance de la créance litigieuse.
La juridiction d’appel identifie le fait générateur du préjudice d’anxiété. Elle retient que « la créance due au salarié en réparation de son préjudice d’anxiété est née le 20 décembre 2018, date à laquelle il a eu une connaissance complète du risque élevé de développer une pathologie grave résultant d’une exposition à l’amiante ». Cette date correspond à celle retenue pour le point de départ de la prescription.
La cohérence du raisonnement mérite d’être relevée. Le même événement, la connaissance du risque par le salarié, constitue à la fois le point de départ de la prescription et le fait générateur de la créance indemnitaire. Cette unité conceptuelle confère une solidité au dispositif juridique retenu.
La cour qualifie expressément la connaissance du risque de « fait générateur du préjudice d’anxiété ». Cette qualification emporte des conséquences décisives sur la garantie de l’AGS. Le préjudice d’anxiété ne naît pas de l’exposition elle-même, mais de la prise de conscience de ses conséquences potentielles sur la santé.
B. Les conséquences de la postériorité de la créance à l’ouverture de la procédure collective
La confrontation des dates s’avère défavorable aux ayants droit. La procédure de redressement judiciaire a été ouverte le 7 mars 2014, puis convertie en liquidation judiciaire le 24 juillet 2014. La créance indemnitaire est née le 20 décembre 2018. La cour en tire les conséquences logiques : « cette connaissance, qui constitue le fait générateur du préjudice d’anxiété, est intervenue postérieurement à la date d’ouverture du redressement et de la liquidation judiciaires ».
La décision aboutit à une situation paradoxale. L’action est déclarée recevable précisément parce que le point de départ de la prescription est fixé tardivement. Cette même date tardive exclut la garantie de l’AGS. Le salarié, ou ses ayants droit, se trouve titulaire d’une créance fixée au passif de la liquidation judiciaire, mais dépourvue de toute garantie.
La mise hors de cause de l’AGS résulte d’une application stricte du texte. La cour conclut que « l’AGS n’a pas vocation à garantir le préjudice d’anxiété né de l’exposition du salarié à l’amiante ». Cette solution, juridiquement fondée, laisse les créanciers face à l’aléa du recouvrement dans le cadre de la procédure collective.
La portée de cet arrêt dépasse le cas d’espèce. Elle pose la question de l’articulation entre la protection des victimes de l’amiante et le mécanisme de garantie des salaires. Le régime du préjudice d’anxiété, construit autour de la connaissance du risque, peut aboutir à priver les salariés de la garantie de l’AGS lorsque cette connaissance intervient après l’ouverture d’une procédure collective. Cette conséquence invite à s’interroger sur l’opportunité d’une intervention législative visant à sécuriser l’indemnisation des victimes de l’amiante dans le contexte des entreprises en difficulté.