Cour d’appel de Douai, le 27 juin 2025, n°24/00186

Par un arrêt du 27 juin 2025, la cour d’appel de Douai s’est prononcée sur la réparation du préjudice d’anxiété d’un ancien salarié exposé à l’amiante et sur les conditions de garantie de cette créance par l’AGS dans le cadre d’une procédure collective.

Un salarié a travaillé du 13 novembre 1969 au 30 juin 2008 au sein de l’Usine des Dunes de Leffrinckoucke, exploitée successivement par plusieurs sociétés dont la société ASCOMETAL Usine des Dunes de 1987 à 2014. Il y a occupé les fonctions de démouleur au bassin de coulée et de pocheur aciérie. Le 7 mars 2014, cette société a fait l’objet d’une procédure de redressement judiciaire, convertie en liquidation judiciaire le 24 juillet 2014. Le 20 décembre 2018, un article de presse a relaté un jugement favorable du tribunal administratif de Lille concernant l’inscription du site sur la liste des établissements ouvrant droit à l’allocation de cessation anticipée des travailleurs de l’amiante. Le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Dunkerque aux fins d’obtenir réparation de son préjudice d’anxiété.

Par jugement de départage du 15 novembre 2023, le conseil de prud’hommes a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription, jugé la société responsable du préjudice d’anxiété et fixé la créance indemnitaire à 8000 euros au passif de la procédure collective. Il a déclaré ce jugement opposable au CGEA Île-de-France Ouest. L’AGS a interjeté appel le 12 janvier 2024, contestant tant le bien-fondé de l’action que sa garantie. Le liquidateur judiciaire a sollicité à titre principal l’irrecevabilité pour prescription et subsidiairement la réduction du quantum.

La cour devait déterminer d’une part si l’action du salarié était prescrite et d’autre part si la créance indemnitaire née du préjudice d’anxiété entrait dans le champ de la garantie de l’AGS.

La cour d’appel de Douai confirme la recevabilité de l’action, fixe la créance au titre du préjudice d’anxiété à 10000 euros au passif de la liquidation judiciaire, mais met l’AGS hors de cause au motif que le fait générateur de la créance est postérieur à l’ouverture de la procédure collective.

Cet arrêt illustre l’articulation délicate entre le régime de réparation du préjudice d’anxiété lié à l’amiante et les règles propres aux procédures collectives. Il convient d’examiner successivement les conditions de recevabilité et de caractérisation du préjudice d’anxiété (I), puis les limites de la garantie de l’AGS confrontée à la temporalité du fait générateur (II).

I. La caractérisation du préjudice d’anxiété : prescription et conditions de fond

L’arrêt précise d’abord les règles gouvernant le point de départ de la prescription (A), avant de définir les conditions substantielles permettant d’engager la responsabilité de l’employeur (B).

A. Le point de départ de la prescription lié à la connaissance effective du risque

La cour d’appel de Douai retient une conception subjective du point de départ de la prescription biennale. Elle juge que « le point de départ du délai de prescription de l’action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d’anxiété, est la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l’amiante ». Cette formulation reprend la jurisprudence établie par la Cour de cassation.

L’arrêt ajoute une précision importante en énonçant que « ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin ». Toutefois, la cour distingue nettement la fin de l’exposition et la connaissance complète du danger. Elle relève que « ces deux éléments ne sont pas nécessairement concomitants, alors que le travailleur n’a pas nécessairement une connaissance pleine entière et immédiate du danger que représente cette exposition ».

En l’espèce, le contrat de travail a pris fin le 30 juin 2008 et le conseil de prud’hommes a été saisi plus de dix ans après. Le liquidateur soutenait que l’action était prescrite en raison de la connaissance ancienne du risque par le salarié. La cour écarte cette argumentation en fixant le point de départ au 20 décembre 2018, date de publication d’un article de presse relatant le jugement du tribunal administratif de Lille. Elle considère que « l’action visant à voir bénéficier des mesures de l’ACAATA, permettant aux salariés d’obtenir un départ anticipé à la retraite en raison de la fragilité physique qu’induit l’exposition des salariés à l’amiante au sein de l’entreprise, constitue le point d’orgue du préjudice d’anxiété subi ».

Cette solution fait peser sur l’employeur la charge de prouver une connaissance antérieure du risque par le salarié. La cour souligne que le liquidateur « ne rapporte pas la preuve de la date à laquelle l’employeur a informé le salarié personnellement des risques auxquels son travail l’exposait, conformément à l’article 9 du décret du 17 août 1977 ». La solution protège les salariés qui n’ont pas été informés individuellement du danger auquel ils étaient exposés.

B. L’obligation de sécurité de l’employeur face aux risques historiquement connus

La cour fonde la responsabilité de l’employeur sur les articles L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail. Elle rappelle qu’il « appartient à l’employeur, dont la responsabilité contractuelle est engagée du fait de l’exposition d’un salarié à l’inhalation des poussières d’amiante dans le cadre de l’exécution de son travail, de justifier qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».

L’arrêt retient une approche exigeante quant à la preuve des mesures de prévention. Le liquidateur produisait des documents attestant de travaux de désamiantage réalisés en 2003. La cour considère ces éléments insuffisants, relevant qu’il n’est « pas possible d’apprécier non seulement les résultats positifs de ces travaux pour l’avenir, sur quels secteurs, mais aussi d’évaluer les efforts allégués au cours des années précédentes ». Elle exige une démonstration de mesures « effectives, personnelles et suffisantes » durant toute la durée de l’exposition.

La cour se livre à un rappel historique des connaissances relatives à la dangerosité de l’amiante. Elle évoque le « rapport établi en 1906 de l’inspecteur du travail, sur les décès consécutifs à l’inhalation des poussières d’amiante dans une filature » et « l’article publié en 1930 dans la revue la Médecine du Travail » mentionnant l’asbestose pulmonaire. Elle en déduit que « l’employeur ne pouvait objectivement ignorer le danger de l’amiante et le risque vital auquel étaient exposés ses salariés pendant des années ».

La décision précise que le refus ultérieur d’inscription sur la liste ACAATA par la cour administrative d’appel ne remet pas en cause la responsabilité de l’employeur. Elle énonce que « la simple reproduction de la motivation somme toute générale de la juridiction administrative ne suffit pas à caractériser non seulement l’impossibilité d’une quelconque exposition des salariés à l’amiante mais aussi une absence totale de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité ».

Enfin, la cour rappelle qu’« il importe peu que le salarié ne soit ni malade ni contaminé, le préjudice d’anxiété allégué résultant de la seule inquiétude permanente de voir déclarer une maladie consécutive à une exposition à l’amiante ». Elle majore l’indemnisation de 8000 à 10000 euros, reconnaissant l’effectivité du préjudice attestée par les témoignages produits.

II. L’exclusion de la garantie de l’AGS : la question du fait générateur de la créance

L’arrêt aborde ensuite le régime de garantie de l’AGS (A), avant d’en tirer les conséquences pour le salarié créancier (B).

A. La détermination du fait générateur postérieur à l’ouverture de la procédure collective

L’article L.3253-8 du code du travail définit le périmètre de la garantie de l’AGS. La cour rappelle que cette institution « couvre notamment les sommes dues au salarié à la date du jugement d’ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation judiciaire ». La question centrale résidait dans la date de naissance de la créance indemnitaire.

La cour retient que « la créance due au salarié en réparation de son préjudice d’anxiété est née le 20 décembre 2018, date à laquelle il a eu une connaissance complète du risque élevé de développer une pathologie grave résultant d’une exposition à l’amiante ». Elle qualifie cette connaissance de « fait générateur du préjudice d’anxiété ».

Le redressement judiciaire avait été ouvert le 7 mars 2014 et la liquidation judiciaire prononcée le 24 juillet 2014. La cour en déduit que la connaissance du risque « est intervenue postérieurement à la date d’ouverture du redressement et de la liquidation judiciaires ». Elle conclut que « l’AGS n’a pas vocation à garantir le préjudice d’anxiété né de l’exposition du salarié à l’amiante ».

Cette analyse soulève une difficulté conceptuelle. Le préjudice d’anxiété trouve son origine dans l’exposition à l’amiante, laquelle a cessé en 2008. La cour elle-même relève que « le préjudice d’anxiété voit son origine dans l’exposition du salarié dans l’entreprise ». Pourtant, elle dissocie l’origine matérielle du préjudice de son fait générateur juridique. Cette distinction conduit à refuser la garantie de l’AGS alors même que l’exposition fautive est antérieure à la procédure collective.

La solution retenue peut être critiquée au regard de la ratio legis du dispositif de garantie des salaires. L’AGS a pour finalité de protéger les salariés contre l’insolvabilité de leur employeur. Exclure la garantie parce que le salarié n’a pris conscience du risque qu’après l’ouverture de la procédure collective revient à lui faire supporter les conséquences de sa propre ignorance du danger.

B. Les conséquences pratiques de l’exclusion pour le salarié créancier

La mise hors de cause de l’AGS emporte des conséquences importantes pour le salarié. Sa créance de 10000 euros est fixée au passif de la liquidation judiciaire mais ne bénéficie d’aucune garantie. Il sera traité comme un créancier chirographaire ordinaire et ne percevra qu’un dividende en proportion de l’actif disponible, généralement très faible dans les procédures de liquidation.

L’arrêt maintient néanmoins la condamnation du liquidateur aux dépens « selon les règles applicables en matière de liquidation judiciaire » et fixe une créance de 100 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile au passif. Ces sommes accessoires subiront le même sort que la créance principale.

La solution crée une différence de traitement entre les salariés exposés à l’amiante selon la chronologie de leur prise de conscience du risque. Un salarié informé avant l’ouverture de la procédure collective aurait vu sa créance garantie par l’AGS. Cette distinction peut apparaître paradoxale puisqu’elle favorise les salariés qui ont été informés du danger par leur employeur, en méconnaissance de l’obligation d’information, par rapport à ceux qui l’ont découvert tardivement.

La portée de l’arrêt dépasse le contentieux de l’amiante. La règle selon laquelle le fait générateur de la créance indemnitaire correspond à la date de connaissance du risque pourrait s’appliquer à d’autres préjudices d’anxiété, notamment ceux liés à l’exposition à des substances toxiques ou à des agents pathogènes. Les employeurs en procédure collective pourraient invoquer cette jurisprudence pour contester la garantie de l’AGS dès lors que la prise de conscience du salarié est postérieure au jugement d’ouverture.

Cette décision invite à s’interroger sur l’évolution souhaitable du régime légal. Une modification de l’article L.3253-8 du code du travail pourrait prévoir la garantie des créances indemnitaires dont le fait dommageable, et non le seul fait générateur, est antérieur à l’ouverture de la procédure. Une telle réforme assurerait une protection effective des salariés victimes de manquements à l’obligation de sécurité sans les pénaliser pour leur ignorance légitime du risque encouru.

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Hassan KOHEN
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