Cour d’appel de Grenoble, le 11 septembre 2025, n°24/01885

La Cour d’appel de Grenoble, 11 septembre 2025, chambre sociale – protection sociale, tranche un contentieux d’indemnisation d’un préjudice économique par ricochet consécutif à un décès. La formation retient l’office classique du juge de la réparation et précise les paramètres du calcul dans un cadre socialisé.

Les faits tiennent au décès survenu fin décembre 2019 d’un assuré atteint d’une pathologie d’origine professionnelle. La conjointe survivante sollicite la réparation de la perte de revenus du foyer sur la période écoulée et pour l’avenir. L’organisme d’indemnisation a d’abord opposé un refus, faute de pièces fiscales complètes, puis a offert une indemnité partielle avec proposition de rente pour l’avenir.

La procédure a conduit la cour à confronter les prétentions chiffrées et les méthodes de calcul antagonistes, après communication des avis d’imposition. La requérante réclamait environ 398 000 euros en capital, intérêts compris. L’organisme proposait 17 494,28 euros pour la période écoulée et une rente trimestrielle de 959,93 euros à compter de 2024, ou, subsidiairement, un capital limité pour le futur.

La question de droit portait sur l’assiette des revenus de référence, l’intégration et la revalorisation des rentes, la part de consommation personnelle, la méthode d’anticipation du préjudice futur et la modalité de versement. La solution combine l’exigence de réparation intégrale et une appréciation prudente du futur, sans admettre des gains hypothétiques.

La cour rappelle que « Il est de jurisprudence constante que la victime d’un dommage a vocation à obtenir la réparation intégrale de son préjudice de telle sorte qu’il ne puisse y avoir pour elle ni perte ni profit » (Civ. 2, 9 novembre 1976, n° 75-11.737 ; Civ. 3, 9 juillet 2020, n° 19-18.954). Elle fonde l’assiette sur le revenu annuel du foyer antérieur au dommage, en tenant compte de « la part de consommation personnelle » et des ressources conservées par le survivant (Civ. 2, 7 avril 2011, n° 10-12.948 ; Civ. 2, 30 mars 2023, n° 21-22.961). Elle précise encore que « l’évaluation du préjudice au jour de la décision doit prendre en compte tous les éléments connus à cette date », ce qui n’autorise toutefois pas à substituer des revenus non perçus à des revenus effectifs (Civ. 2, 16 juillet 2020, n° 19-17.069).

I. Les critères d’évaluation du préjudice économique par ricochet

A. L’assiette des revenus et l’intégration des rentes

Le point de départ est fixé au 28 décembre 2019, la cour retenant que « aucun préjudice économique n’a commencé à courir avant le 28 décembre 2019 », les pensions du défunt couvrant le jour du décès. Ce choix respecte la causalité stricte et limite les doubles comptes. L’année de référence est 2018, dernière année complète avant la première constatation médicale de la pathologie. Les revenus du foyer sont revalorisés suivant l’indice des prix, ce que la pratique consacre.

La difficulté tenait à l’intégration des rentes. La cour distingue à bon escient l’évaluation au jour où elle statue, et l’identification des revenus effectivement acquis au foyer. Elle réintègre la rente d’incapacité servie par l’organisme au montant déterminé en 2021 (19 436 euros), non au montant ultérieurement revalorisé. La solution s’accorde avec « ni perte ni profit » en refusant un accroissement fictif de l’assiette. Elle applique la même logique à la rente de la caisse liée à la maladie professionnelle, en retenant le montant correspondant au taux d’IPP de 70 % effectivement servi (15 982,94 euros), et non une hypothèse à 100 % non demandée du vivant de la victime. La cour refuse ainsi de transformer l’évaluation en reconstitution spéculative de droits non exercés, cohérente avec la finalité indemnitaire.

B. La part de consommation personnelle et la projection annuelle

La part de consommation personnelle est déterminée selon l’échelle OCDE pour un foyer sans enfant à charge, répartissant de manière égale l’époux, l’épouse et les charges communes sur un coefficient de 1,5. La requérante proposait 25 % sans éléments économiques concrets ; la cour exige une démonstration in concreto, et, à défaut, retient la méthode standardisée, déjà validée par la pratique. Cette exigence probatoire évite des ajustements arbitraires et favorise l’égalité de traitement des foyers comparables.

Sur la projection, la cour calcule pour 2019-2023 un différentiel annuel constaté, après déduction du capital décès. Pour l’avenir, elle choisit comme base le dernier différentiel annuel le plus défavorable au survivant (5 972,92 euros en 2023), puis multiplie par le nombre d’années d’espérance de vie résiduelle du défunt, net des années déjà indemnisées. Elle qualifie la fraction prospective de « perte de chance à venir ne pouvant pas, par définition, être indemnisée intégralement ». Le refus d’un barème de capitalisation et d’un taux d’actualisation figé limite l’aléa financier et privilégie une projection mesurée sur des données démographiques publiques.

II. Les modalités d’indemnisation et la portée de la solution

A. Le choix du capital, l’écartement de la rente, et les intérêts

L’organisme sollicitait une rente trimestrielle au titre d’une logique de revenu de remplacement. La cour condamne au versement d’un capital global de 71 250,56 euros, incluant la part future de 53 756,28 euros. Elle écarte la rente faute de justification propre à l’espèce, rappelant la liberté de la victime dans la disposition de ses biens et la vocation de la réparation à rétablir sa situation patrimoniale. Le refus de fractionner une dette certaine au motif d’une échéance régulière est ici assumé, l’assiette et le quantum ayant été intégralement déterminés.

Le point de départ des intérêts suit la même logique de détermination. Compte tenu du caractère indéterminé de la demande initiale et de la communication tardive des pièces fiscales, la cour fait courir les intérêts au taux légal à compter de l’arrêt. La solution articule l’exigibilité et la certitude du montant, conformément à l’article 1231-7 du Code civil, sans forfaitiser les délais d’instruction imputables aux échanges contradictoires.

B. Portée pratique et cohérence avec la jurisprudence de réparation intégrale

L’arrêt met en œuvre de manière pédagogique le triptyque de la réparation intégrale. D’abord, l’assiette est réaliste et cantonnée aux revenus effectivement acquis ou acquisibles, ce qui concrétise « ni perte ni profit ». Ensuite, l’évaluation au jour où le juge statue n’autorise pas une surindexation rétroactive des revenus de référence ; elle commande l’actualisation de l’indemnité, non la substitution de droits hypothétiques. Enfin, la projection du futur privilégie un différentiel constaté et une espérance de vie statistique, ce qui limite le risque de surindemnisation dans un contexte de revenus stables de retraités.

La portée est double. Sur la méthode, l’usage de l’échelle OCDE en l’absence de preuve in concreto renforce la sécurité juridique et la prévisibilité des calculs. Sur la modalité de versement, l’affirmation du capital contre la rente, lorsque le préjudice futur est chiffré et certain dans son quantum, consolide l’autonomie patrimoniale du survivant. La solution, tout en restant prudente sur le futur, rappelle utilement que la réparation du ricochet demeure gouvernée par des revenus réels, des charges objectivées et une temporalité maîtrisée par le juge.

I. L’assiette et la méthode de calcul du préjudice
A. Revenu de référence et rentes effectivement perçues
B. Part de consommation et projection démographique

II. Les modalités d’indemnisation et la portée
A. Primat du capital et intérêts à compter de l’arrêt
B. Sécurité méthodologique et équilibre de la réparation

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