Cour d’appel de Grenoble, le 5 septembre 2025, n°24/00662

La reconnaissance d’un accident du travail constitue une question centrale du droit de la sécurité sociale, qui articule protection du salarié et préservation des intérêts de l’employeur. La Cour d’appel de Grenoble, dans un arrêt rendu le 5 septembre 2025, apporte des précisions importantes sur les conditions de la preuve et sur l’articulation entre la décision de prise en charge par la caisse et le contentieux de la faute inexcusable.

Un salarié, employé en qualité de chauffeur livreur depuis octobre 2020, a été placé en arrêt maladie le 10 juin 2021. Quelques jours plus tard, il a informé son employeur avoir été victime d’un accident du travail le 19 mai 2021. Une déclaration d’accident du travail a ensuite été transmise à la caisse primaire d’assurance maladie, faisant état d’un accident survenu le 10 juin 2021 lors du déchargement de charges lourdes à l’aide d’un transpalette. Le certificat médical initial mentionnait une chondrite sterno-costale gauche. L’employeur a formulé des réserves sur l’existence même d’un fait accidentel. La caisse a néanmoins pris en charge l’accident au titre de la législation professionnelle le 15 novembre 2021. L’état de santé du salarié a été consolidé au 1er septembre 2023, avec un taux d’incapacité permanente partielle fixé à 10%.

Le salarié a alors engagé une action en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur devant le pôle social du tribunal judiciaire de Chambéry. Par jugement du 10 janvier 2024, cette juridiction l’a débouté de l’ensemble de ses demandes. Il a interjeté appel de cette décision le 8 février 2024. Devant la cour, le salarié soutenait que la décision de prise en charge par la caisse était définitive et s’imposait à l’employeur, ce dernier n’ayant pas formé de recours. Il sollicitait la reconnaissance de la faute inexcusable, la majoration de sa rente et l’organisation d’une expertise médicale. L’employeur, une association, contestait la matérialité même du fait accidentel et soulevait l’absence de toute preuve d’un événement soudain survenu au temps et au lieu du travail. L’assureur s’associait à cette argumentation.

La question posée à la cour était double : l’employeur peut-il, dans le cadre d’une action en reconnaissance de faute inexcusable, contester le caractère professionnel d’un accident pris en charge par la caisse ? Le salarié a-t-il rapporté la preuve de la matérialité du fait accidentel ?

La Cour d’appel de Grenoble confirme le jugement entrepris. Elle rappelle d’abord le principe d’indépendance des rapports entre l’assuré, la caisse et l’employeur. Elle en déduit que la décision de prise en charge par la caisse ne fait pas obstacle à ce que l’employeur conteste, pour défendre à l’action en faute inexcusable, le caractère professionnel de l’accident. Sur la matérialité du fait accidentel, la cour relève les contradictions entre les différentes déclarations du salarié et constate qu’aucune livraison n’a eu lieu le 10 juin 2021 auprès de l’entreprise désignée comme lieu de l’accident. Elle observe que les éléments produits évoquent davantage une maladie professionnelle qu’un accident du travail. Le salarié est débouté et condamné aux dépens ainsi qu’au versement de frais irrépétibles.

Cette décision illustre la rigueur probatoire exigée du salarié en matière d’accident du travail et consacre l’autonomie de la contestation de l’employeur dans le contentieux de la faute inexcusable. Il convient d’examiner successivement le principe d’indépendance des rapports en droit de la sécurité sociale et ses conséquences procédurales (I), puis les exigences probatoires pesant sur le salarié quant à la matérialité du fait accidentel (II).

I. Le principe d’indépendance des rapports : fondement de la contestation de l’employeur

L’arrêt commenté rappelle avec fermeté le principe d’indépendance des rapports qui structure le droit de la sécurité sociale (A), avant d’en tirer les conséquences procédurales dans le contentieux de la faute inexcusable (B).

A. L’affirmation du principe d’indépendance des rapports

La Cour d’appel de Grenoble rappelle que « en droit de la sécurité sociale, les rapports de l’assuré avec la caisse, sont totalement indépendants de ceux qui existent entre cet organisme et l’employeur ». Ce principe fondamental signifie que les décisions prises dans le cadre de l’un de ces rapports n’ont pas nécessairement d’effet dans l’autre. Le salarié qui obtient la prise en charge d’un accident par la caisse ne peut en déduire que cette qualification s’impose définitivement à l’employeur dans tous les contentieux ultérieurs.

La cour s’appuie expressément sur la jurisprudence de la Cour de cassation, citant notamment les arrêts du 5 novembre 2015 et du 8 novembre 2018. Cette référence témoigne de l’ancrage de cette solution dans le droit positif. Le principe trouve sa justification dans la différence de nature des relations en cause : la caisse verse des prestations, l’employeur supporte des cotisations majorées et peut voir sa responsabilité engagée. L’indépendance permet ainsi de préserver les droits de la défense de l’employeur qui n’aurait pas été partie à la procédure initiale de reconnaissance.

B. Les conséquences procédurales en matière de faute inexcusable

L’arrêt tire de ce principe une conséquence majeure : « même si l’APEI n’a pas contesté cette prise en charge, en vertu du principe d’indépendance des rapports, il lui est possible de remettre en cause, dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable la matérialité du fait accidentel ». L’employeur conserve donc la faculté de contester le caractère professionnel de l’accident pour défendre à l’action en faute inexcusable, quand bien même la décision de prise en charge serait devenue définitive faute de recours de sa part.

Cette solution présente un intérêt stratégique considérable pour l’employeur. La reconnaissance de la faute inexcusable emporte des conséquences financières lourdes : majoration de la rente, réparation de préjudices complémentaires, action récursoire de la caisse. En permettant à l’employeur de contester la matérialité de l’accident dans ce cadre, la jurisprudence lui offre un moyen de défense autonome. Le salarié se trouve alors contraint de rapporter à nouveau la preuve du fait accidentel, ce qui constitue un obstacle procédural non négligeable.

II. L’exigence probatoire en matière d’accident du travail : la charge de la preuve de la matérialité

L’arrêt rappelle les conditions de la présomption d’imputabilité au travail (A) avant de constater en l’espèce l’absence de preuve suffisante du fait accidentel (B).

A. Le rappel des conditions de la présomption d’imputabilité

La cour rappelle les termes de l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale et précise qu’« est considéré comme un accident du travail la lésion causée par une action violente et soudaine mais aussi un événement ou une série d’événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l’occasion du travail ». La présomption d’imputabilité bénéficie au salarié dès lors que la lésion est survenue au temps et au lieu du travail. Toutefois, cette présomption suppose que le salarié rapporte préalablement la preuve de la matérialité du fait accidentel.

Cette exigence probatoire est essentielle. Le salarié doit établir l’existence d’un événement soudain, identifiable dans le temps et dans l’espace, qui s’est produit à l’occasion du travail. Une fois cette preuve rapportée, la présomption joue et il appartient alors à l’employeur de démontrer que la lésion a une cause totalement étrangère au travail. L’arrêt s’inscrit dans cette logique classique en examinant si le salarié a satisfait à cette charge probatoire préalable.

B. Le constat de l’absence de preuve du fait accidentel

La cour relève plusieurs éléments qui conduisent à rejeter la demande du salarié. Elle observe d’abord « une contradiction entre les différentes déclarations produites des parties ». La déclaration de l’employeur mentionne un accident le 19 mai 2021, celle du salarié indique le 10 juin 2021. Or, la date du 19 mai correspond à un accident bénin distinct, relatif à un craquement du genou survenu dans un autre lieu. La date du 10 juin ne peut davantage être retenue car « l’association produit un planning des transports relatifs à la semaine 22 sur lequel il apparaît qu’aucune livraison n’a eu lieu auprès de cette entreprise le 10 juin 2021 ».

La cour ajoute un second motif déterminant. Elle constate que les éléments produits par le salarié « évoquent plutôt une maladie professionnelle que l’existence d’un fait accidentel soudain ». Le questionnaire assuré fait état d’une lésion « provenant de la répétition de ce geste deux fois par semaine pendant neuf mois ». Un certificat médical mentionne une douleur présente « depuis deux mois sans traumatisme thoracique ». Les attestations versées aux débats évoquent des douleurs répétitives depuis plusieurs mois. Ces éléments sont incompatibles avec la notion d’événement soudain caractéristique de l’accident du travail. La distinction entre accident du travail et maladie professionnelle trouve ici une illustration concrète : le premier suppose un fait brutal et identifiable, la seconde résulte d’une exposition prolongée à un risque.

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Hassan KOHEN
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