Cour d’appel de Lyon, le 10 septembre 2025, n°22/03087

La cour d’appel de Lyon, par un arrêt du 10 septembre 2025, s’est prononcée sur la validité d’un licenciement pour insuffisance professionnelle notifié à une comptable fournisseurs employée depuis seize ans. Une salariée avait été engagée en 2003 en qualité d’aide secrétaire, puis promue comptable en 2007. Après un congé parental entre 2016 et 2019, elle avait fait l’objet d’un avertissement en mars 2018 et d’une mise à pied disciplinaire en février 2019. Le 11 juillet 2019, l’employeur lui notifiait son licenciement pour insuffisance professionnelle, invoquant six griefs distincts tenant à des oublis de transmission de virements, une absence de suivi de la facturation proforma, des retards de paiements et des erreurs comptables. Le conseil de prud’hommes de Lyon, par jugement du 12 avril 2022, avait dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamné l’employeur à verser des dommages et intérêts. La société, entre-temps placée en liquidation judiciaire, avait interjeté appel.

La question posée à la cour était de savoir si un licenciement pour insuffisance professionnelle pouvait être justifié lorsque l’employeur avait manqué à son obligation de formation et d’adaptation du salarié. La cour d’appel de Lyon a confirmé l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement, considérant que « l’insuffisance professionnelle s’apprécie en fonction de la formation et de l’accompagnement dont le salarié a bénéficié dans l’exercice de ses fonctions ».

Cet arrêt présente un intérêt particulier en ce qu’il articule l’appréciation de l’insuffisance professionnelle avec l’obligation légale de formation pesant sur l’employeur. Il convient d’examiner d’une part les conditions d’établissement de l’insuffisance professionnelle (I), d’autre part l’incidence du manquement à l’obligation de formation sur la validité du licenciement (II).

I. Les conditions restrictives de l’établissement de l’insuffisance professionnelle

L’arrêt illustre l’exigence de preuves objectives et imputables au salarié (A), tout en rappelant l’application du principe selon lequel le doute profite au salarié (B).

A. L’exigence de preuves objectives et imputables au salarié

La cour rappelle que l’insuffisance professionnelle « se définit comme l’incapacité objective et durable d’un salarié à exécuter de façon satisfaisante un emploi correspondant à sa qualification » et qu’elle « doit reposer sur des critères objectifs ». Cette définition constante en jurisprudence impose à l’employeur une charge probatoire substantielle.

En l’espèce, sur les six griefs invoqués dans la lettre de licenciement, la cour n’en a retenu que deux comme matériellement établis et imputables à la salariée. Le premier concernait un retard de paiement envers un fournisseur, que la cour a qualifié d’« isolé ». Le second portait sur l’absence de mise en place d’un classeur de suivi des factures proforma durant six mois, traduisant « un manque de rigueur qui constitue indubitablement une défaillance sérieuse imputable à la salariée dans l’exécution d’une tâche se situant au cœur de ses fonctions de comptable ».

Les autres griefs ont été écartés faute de preuves suffisantes. La cour a notamment relevé que l’employeur « ne démontre pas avoir donné l’instruction de paiement correspondante à la salariée, ni la date à laquelle cette instruction aurait été donnée ». Elle a également écarté le grief tenant aux erreurs d’écritures comptables, considérant que « le fait que ce passage en pertes et profits à la clôture du 30 septembre 2018 corresponde à des erreurs de la salariée dans les écritures comptables n’est étayé par aucun élément ».

Cette rigueur probatoire témoigne de la volonté des juges du fond de ne pas admettre une insuffisance professionnelle sur la base de simples allégations. L’employeur doit établir non seulement la matérialité des faits reprochés, mais également leur imputabilité directe au salarié concerné.

B. L’application du principe du doute favorable au salarié

L’arrêt fait une application stricte de l’article L. 1235-1 du code du travail, selon lequel « si un doute subsiste, il profite au salarié ». La cour a ainsi écarté plusieurs griefs au motif que les éléments produits ne permettaient pas d’établir avec certitude la responsabilité de la salariée.

S’agissant des retards de paiement aux fournisseurs, la cour a relevé que « dans la mesure où sa hiérarchie déterminait les priorités de paiement, ces retards ne peuvent pas être imputés de manière certaine à la salariée ». Le tableau hebdomadaire produit par l’employeur ne suffisait pas à démontrer que la salariée avait reçu instruction de procéder à l’intégralité des virements qui y figuraient.

De même, concernant le grief relatif à une facture de télépéage non traitée, la cour a constaté qu’« il ne résulte d’aucun document produit que la supérieure a chargé la salariée du règlement de cette facture dont elle n’était pas destinataire ». L’absence de preuve d’une instruction directe donnée à la salariée a conduit à écarter ce grief.

Cette application du principe du doute favorable au salarié s’inscrit dans une jurisprudence constante. Elle impose à l’employeur qui invoque une insuffisance professionnelle d’établir de manière précise et circonstanciée chacun des manquements reprochés. La seule accumulation de griefs ne saurait pallier l’insuffisance probatoire de chacun d’entre eux pris isolément.

II. L’incidence déterminante du manquement à l’obligation de formation

L’arrêt consacre le lien nécessaire entre obligation de formation et appréciation de l’insuffisance professionnelle (A), ce qui emporte des conséquences significatives sur la validité du licenciement (B).

A. Le lien nécessaire entre obligation de formation et appréciation de l’insuffisance professionnelle

La cour affirme de manière nette que « l’insuffisance professionnelle s’apprécie en fonction de la formation et de l’accompagnement dont le salarié a bénéficié dans l’exercice de ses fonctions ». Ce principe trouve son fondement dans l’article L. 6321-1 du code du travail, qui impose à l’employeur d’assurer « l’adaptation des salariés à leur poste de travail » et de veiller « au maintien de leur capacité à occuper un emploi ».

En l’espèce, la salariée n’avait bénéficié d’aucune formation depuis sa prise de fonctions en qualité de comptable en 2007, « soit plus de onze ans avant son licenciement ». La cour a relevé que ce manquement était d’autant plus caractérisé que « l’employeur pointait ses difficultés dans le courrier d’avertissement du 26 mars 2018 ». Dès cette date, l’employeur avait connaissance des carences de la salariée en matière d’organisation et de rigueur professionnelle, sans pour autant lui proposer une formation adaptée.

La cour a expressément rejeté l’argument des appelantes selon lequel « une formation était inutile s’agissant de défaillances tenant à l’organisation et au manque de rigueur personnelle de la salariée ». Elle a au contraire considéré qu’« une telle formation aurait pu lui fournir des outils pour permettre davantage d’autocontrôle, et de meilleures méthodes professionnelles ».

Cette analyse rejoint la jurisprudence de la Cour de cassation qui a jugé que « l’absence totale ou l’insuffisance de formation sur une longue période constitue un manquement à l’obligation de formation, même si le salarié n’a pas explicitement formulé de demande de formation » (Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 19-12.105). L’employeur ne peut donc se retrancher derrière l’inertie du salarié pour justifier son propre manquement.

B. Les conséquences sur la validité du licenciement

L’articulation opérée par la cour entre l’obligation de formation et l’appréciation de l’insuffisance professionnelle conduit à priver le licenciement de cause réelle et sérieuse. La cour a considéré que les deux seuls manquements établis ne pouvaient suffire à caractériser une insuffisance professionnelle justifiant un licenciement, dès lors que l’employeur n’avait pas satisfait à ses propres obligations.

La cour a également relevé que « l’accompagnement de la salariée à hauteur d’une réunion hebdomadaire avec sa supérieure n’est pas démontré ». Si l’existence de telles réunions n’était pas contestée, aucun compte-rendu ni aucune instruction n’étaient produits pour en établir le contenu. L’absence de preuve d’un véritable suivi hiérarchique a ainsi renforcé le constat d’une carence de l’employeur dans l’accompagnement de sa salariée.

Cette solution présente une portée pratique considérable. Elle impose aux employeurs, avant d’envisager un licenciement pour insuffisance professionnelle, de démontrer qu’ils ont mis en œuvre les moyens nécessaires pour permettre au salarié de remédier à ses carences. Un employeur qui constate des difficultés professionnelles chez un salarié sans lui proposer de formation ou d’accompagnement adapté s’expose à voir le licenciement ultérieurement prononcé privé de cause réelle et sérieuse.

L’arrêt confirme en outre l’indemnisation du préjudice résultant du manquement à l’obligation de formation, fixée à 1 500 euros. La cour a retenu que « le préjudice moral, alors qu’elle a été licenciée pour insuffisance professionnelle, est établi, sans qu’il puisse lui être opposé de n’avoir pas elle-même actionné son droit individuel à la formation ». Cette solution rappelle que l’obligation de formation pèse sur l’employeur de manière autonome et ne saurait être transférée au salarié.

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Hassan KOHEN
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