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Le harcèlement moral au travail constitue une problématique majeure du droit social contemporain. La cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 18 juin 2025, a eu à connaître d’une situation dans laquelle une salariée, employée depuis 1989 en qualité d’hôtesse de caisse, sollicitait la reconnaissance d’agissements de harcèlement moral ainsi que la résiliation judiciaire de son contrat de travail.
Les faits de l’espèce révèlent qu’une salariée, après avoir dénoncé des malversations commises par un supérieur hiérarchique en décembre 2010, a subi un avertissement disciplinaire puis diverses mesures qu’elle considérait comme constitutives de harcèlement. Elle a été cantonnée aux caisses en libre-service à la suite de restrictions médicales, a vu ses horaires modifiés en 2013, et sa demande de mutation vers une autre ville est restée sans réponse. Placée en arrêt de travail à compter de novembre 2016, elle a également été confrontée à des retards dans la transmission de sa déclaration de sinistre auprès de l’organisme de prévoyance. Elle a saisi le conseil de prud’hommes en octobre 2017, formant ultérieurement une demande additionnelle de résiliation judiciaire. Déclarée inapte à tout reclassement en octobre 2020, elle a été licenciée pour inaptitude le 21 octobre suivant.
Le conseil de prud’hommes, statuant en formation de départage le 19 mai 2022, a prononcé la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur et dit qu’elle produisait les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il a toutefois débouté la salariée de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral. L’employeur a interjeté appel tandis que la salariée formait appel incident, sollicitant la reconnaissance du harcèlement et la requalification de la rupture en licenciement nul.
La question posée à la cour d’appel était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si les faits invoqués par la salariée étaient constitutifs d’un harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du code du travail. Il convenait ensuite d’apprécier si les manquements retenus justifiaient la résiliation judiciaire du contrat et, dans l’affirmative, quels effets devaient lui être attachés.
La cour d’appel de Lyon infirme partiellement le jugement. Elle retient l’existence d’un harcèlement moral en raison de deux faits non justifiés par l’employeur : l’absence de réponse à la demande de mutation depuis 2013 et le retard dans la transmission de la déclaration de sinistre à l’organisme de prévoyance. Elle prononce en conséquence la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur et juge que celle-ci produit les effets d’un licenciement nul, et non simplement sans cause réelle et sérieuse.
Cet arrêt présente un intérêt particulier en ce qu’il illustre l’appréciation souveraine des juges du fond dans la caractérisation du harcèlement moral et ses conséquences sur la rupture du contrat de travail. Il conviendra d’examiner successivement la caractérisation du harcèlement moral par l’insuffisance des justifications patronales (I), puis les effets attachés à la résiliation judiciaire fondée sur ce harcèlement (II).
I. La caractérisation du harcèlement moral par l’insuffisance des justifications patronales
La cour d’appel procède à un examen méthodique des agissements invoqués par la salariée avant d’opérer un tri rigoureux (A), puis elle apprécie les justifications avancées par l’employeur pour déterminer lesquelles échouent à établir des raisons objectives (B).
A. L’examen sélectif des faits allégués par la salariée
La cour rappelle le mécanisme probatoire issu de l’article L. 1154-1 du code du travail selon lequel « le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement » avant qu’il incombe « à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement ». Ce régime probatoire aménagé constitue une protection essentielle du salarié tout en préservant les droits de la défense.
La salariée invoquait de nombreux agissements survenus sur une période étendue. La cour écarte plusieurs d’entre eux pour insuffisance de preuve. Les allégations relatives aux pressions, surveillances et privations d’activités consécutives à l’avertissement de 2011 sont jugées « insuffisamment précis pour être retenus comme agissements ». L’attestation produite à l’appui est considérée comme « vague et imprécise » et ne présentant « pas de valeur probante suffisante ». De même, le refus de fourniture d’une veste polaire n’est pas établi, la salariée ne justifiant « pas la réalité de ce fait ».
Cette sélection rigoureuse des éléments probants témoigne de l’exigence des juges quant à la matérialité des faits invoqués. Le seul récit personnel de la salariée, fût-il détaillé dans un document de quatorze pages, ne saurait suffire à établir des agissements de harcèlement.
Toutefois, la cour retient plusieurs faits comme établis. Le cantonnement aux caisses en libre-service à compter de 2012, la modification des horaires en 2013, l’absence de suite donnée à la demande de mutation, le retard de deux mois dans la transmission de la déclaration de sinistre et les difficultés d’accès aux bulletins de salaire dématérialisés constituent des éléments matériellement vérifiés. La cour note également que « la salariée souffre d’un état anxio-dépressif » attesté médicalement, établissant ainsi l’altération de son état de santé.
B. L’échec partiel de l’employeur à justifier ses décisions
La cour examine ensuite si les faits établis sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Cette seconde phase du raisonnement conduit à un partage significatif.
Plusieurs agissements sont justifiés par l’employeur. L’avertissement de 2011 est validé car « la salariée avait mené seule une enquête, alors qu’elle n’avait pas de pouvoir d’enquête dans ses fonctions ». Le cantonnement aux caisses en libre-service est « objectivement expliqué par l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur à l’issue des visites médicales ». La modification des horaires résulte d’un aménagement destiné à « tenir compte de l’éloignement de son domicile », l’employeur ayant fait en sorte que la salariée « ait ses nocturnes d’affilées sans reprendre le lendemain matin ».
En revanche, deux faits ne reçoivent pas de justification satisfaisante. L’absence de réponse à la demande de mutation depuis 2013 est retenue car, s’agissant « d’une mutation au sein de la même société », l’attestation du supérieur hiérarchique indiquant n’avoir reçu « aucune réponse, ni positive, ni négative malgré les différentes relances » ne constitue pas un élément exempt de tout harcèlement. Le retard de deux mois dans la transmission de la déclaration de sinistre est également retenu, l’employeur ne rapportant « pas la preuve que le délai de près de deux mois pour effectuer la déclaration de sinistre auprès de l’organisme de prévoyance est imputable à la salariée ».
La cour conclut qu’« à raison de deux faits retenus non expliqués par l’employeur par des raisons objectives exempts de tout harcèlement moral, il y a lieu de considérer que la salariée a été victime de harcèlement moral ». Cette formulation illustre le caractère globalisant de l’appréciation du harcèlement, deux manquements suffisant à caractériser une situation prohibée par la loi.
II. Les effets de la résiliation judiciaire fondée sur le harcèlement moral
La reconnaissance du harcèlement moral entraîne des conséquences déterminantes sur la rupture du contrat de travail. La cour prononce la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur (A) et en tire les conséquences indemnitaires attachées à un licenciement nul (B).
A. Le prononcé de la résiliation judiciaire aux torts exclusifs de l’employeur
La cour rappelle le fondement juridique de la résiliation judiciaire en visant l’article 1217 du code civil et l’article L. 1231-1 du code du travail. Elle précise que « les manquements doivent être suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail » et qu’il appartient aux juges « d’apprécier les manquements imputés à l’employeur au jour de leur décision ».
L’employeur contestait la gravité des manquements en faisant valoir que les faits invoqués étaient anciens et n’avaient pas été envisagés lors de la saisine initiale du conseil de prud’hommes. La cour écarte cet argument en relevant que la société n’a pas formulé de prétention d’irrecevabilité dans ses dernières conclusions et qu’elle est donc « réputée avoir abandonné cette demande » par application de l’article 954 du code de procédure civile.
Sur le fond, la cour juge que « le harcèlement moral subi par la salariée manifeste le manquement de l’employeur à ses obligations découlant du contrat de travail d’une gravité telle qu’il empêche la poursuite du contrat de travail ». Cette affirmation mérite attention car elle établit un lien direct entre la qualification de harcèlement moral et le degré de gravité requis pour la résiliation judiciaire. La reconnaissance du harcèlement suffit en elle-même à caractériser un manquement suffisamment grave.
La cour prononce la résiliation judiciaire « aux torts exclusifs de l’employeur à la date du licenciement pour inaptitude le 21 octobre 2020 ». Cette solution est conforme à la jurisprudence constante selon laquelle, lorsqu’un licenciement intervient postérieurement à la demande de résiliation, celle-ci prend effet à la date de la rupture effective.
B. La requalification en licenciement nul et ses conséquences indemnitaires
La cour infirme le jugement en ce qu’il avait dit que la résiliation judiciaire produisait les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle juge au contraire que « la résiliation judiciaire du contrat de travail à raison du harcèlement moral subi produit les effets d’un licenciement nul ».
Cette requalification emporte des conséquences pratiques significatives. L’article L. 1235-3-1 du code du travail, visé par la cour, exclut l’application du barème d’indemnisation prévu à l’article L. 1235-3 lorsque le licenciement est nul en raison de faits de harcèlement moral. L’indemnité « ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois », ce plancher constituant la seule limite légale.
La cour fixe l’indemnité pour licenciement nul à 25 000 euros « en considération des salaires versés avant l’arrêt de travail d’un montant non contesté de 1 734,70 euros par mois, de son ancienneté de 20 ans, de son âge au jour de la rupture (58 ans), de son aptitude à retrouver un emploi ». Cette somme correspond à environ quatorze mois de salaire, soit nettement plus que le plancher légal de six mois mais moins que les vingt mois réclamés par la salariée.
La cour alloue en outre une somme distincte de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts « en réparation du préjudice subi par le harcèlement moral ». Cette indemnisation autonome du préjudice moral s’ajoute à celle réparant la perte d’emploi, conformément au principe de réparation intégrale du préjudice.
Enfin, la salariée obtient le versement de l’indemnité compensatrice de préavis et des congés payés afférents, soit 3 469,40 euros correspondant à deux mois de salaire. Cette indemnité est due malgré l’inaptitude de la salariée, la résiliation judiciaire produisant les effets d’un licenciement imputable à l’employeur et non d’un licenciement pour inaptitude.
L’arrêt commenté illustre l’articulation entre le régime probatoire du harcèlement moral et la résiliation judiciaire du contrat de travail. La cour d’appel de Lyon confirme qu’il suffit de quelques manquements non justifiés pour caractériser le harcèlement et que celui-ci constitue par nature un manquement suffisamment grave pour justifier la rupture aux torts de l’employeur. La portée de cette décision réside dans la requalification de la rupture en licenciement nul, ouvrant droit à une indemnisation non plafonnée et à des dommages-intérêts distincts pour le préjudice moral subi.