Cour d’appel de Lyon, le 9 septembre 2025, n°22/06171

La question de l’imputabilité des arrêts de travail et des soins à un accident du travail constitue un enjeu majeur du contentieux de la sécurité sociale. Elle oppose régulièrement les employeurs, soucieux de limiter l’incidence financière des accidents sur leur taux de cotisation, aux caisses primaires qui appliquent le mécanisme protecteur de la présomption d’imputabilité. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Lyon le 9 septembre 2025 illustre cette tension et précise les conditions dans lesquelles l’employeur peut espérer renverser cette présomption.

Un salarié, employé en qualité de technicien depuis 2003, a été victime d’un accident du travail le 24 septembre 2013. Selon la déclaration établie par l’employeur, il a ressenti une douleur au dos en se relevant de sa chaise après avoir travaillé assis toute la journée pour effectuer du câblage. Le certificat médical initial du 25 septembre 2013 a constaté une « lombalgie hyperalgique, impotence fonctionnelle totale » et prescrit un arrêt de travail. Par la suite, une hernie discale a été déclarée et opérée, cette nouvelle lésion ayant été prise en charge le 27 novembre 2013. La caisse primaire a reconnu le caractère professionnel de l’accident le 2 décembre 2013.

L’employeur avait émis des réserves dès la déclaration d’accident, estimant que la lésion déclarée en 2013 avait un lien direct avec un accident survenu en 2008 et devait être qualifiée de rechute plutôt que d’accident autonome. Il a ensuite saisi la commission de recours amiable le 10 juillet 2015, puis le tribunal des affaires de sécurité sociale le 14 octobre 2015, pour contester la durée des arrêts et soins prescrits. Par jugement du 31 août 2022, le tribunal a déclaré opposable à l’employeur la décision de prise en charge jusqu’au 31 octobre 2014 et l’a débouté de sa demande d’expertise médicale judiciaire. L’employeur a interjeté appel le 7 septembre 2022.

Devant la cour, l’employeur soutenait qu’un état antérieur manifeste avait nécessairement interféré sur la prescription des arrêts de travail et que les circonstances de l’accident ne pouvaient expliquer une durée d’incapacité de plus de cinq mois. Il sollicitait une expertise judiciaire sur pièces afin de déterminer si une pathologie évoluant pour son propre compte était à l’origine d’une partie des arrêts. La caisse primaire, pour sa part, invoquait la présomption d’imputabilité et estimait que l’employeur ne rapportait aucune preuve d’une cause étrangère au travail.

La question posée à la cour était la suivante : l’employeur rapportait-il des éléments suffisants pour renverser la présomption d’imputabilité des arrêts de travail et des soins à l’accident du travail, ou à tout le moins pour justifier l’organisation d’une expertise médicale judiciaire ?

La Cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement entrepris. Elle a rejeté la demande d’expertise et maintenu l’opposabilité de la prise en charge à l’employeur, considérant que ce dernier n’établissait pas l’existence d’une cause totalement étrangère au travail.

L’intérêt de cette décision réside dans la clarification des conditions du renversement de la présomption d’imputabilité et dans la délimitation stricte du recours à l’expertise médicale. Elle rappelle que la présomption protège le salarié de manière continue jusqu’à la consolidation (I) et que l’expertise ne peut pallier la carence probatoire de l’employeur (II).

I. La portée étendue de la présomption d’imputabilité

La cour réaffirme avec netteté le champ d’application de la présomption d’imputabilité (A), avant d’examiner les arguments tirés d’un éventuel état antérieur du salarié (B).

A. Le rappel du mécanisme protecteur

La cour énonce le principe fondamental issu de l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale : « la présomption d’imputabilité au travail des lésions apparues à la suite d’un accident du travail […] s’étend à toute la durée d’incapacité de travail précédant soit la guérison complète, soit la consolidation de l’état de la victime ». Cette formulation reprend la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

Le mécanisme ainsi posé présente une double caractéristique. La présomption couvre non seulement la lésion initiale, mais également ses suites et évolutions. Elle s’applique dès lors qu’un arrêt de travail a été initialement prescrit, ce qui était le cas en l’espèce puisque le certificat médical du 25 septembre 2013 comportait un arrêt jusqu’au 5 octobre 2013.

La cour précise que « lorsque la prise en charge de l’accident du travail est justifiée et si elle n’est pas remise en cause, toutes les conséquences de l’accident du travail bénéficient de cette présomption d’imputabilité jusqu’à la guérison ou la consolidation du salarié ». Cette formule consacre une conception extensive de la protection du salarié. L’employeur qui n’a pas contesté le caractère professionnel de l’accident lui-même ne peut ultérieurement remettre en cause que l’imputabilité des soins et arrêts, non le principe même de la prise en charge.

Cette approche se justifie par la finalité du régime des accidents du travail. Le législateur a entendu garantir une réparation rapide et effective au salarié victime, sans l’obliger à démontrer un lien de causalité que le secret médical rendrait souvent difficile à établir. La présomption opère un renversement de la charge de la preuve qui constitue le cœur de la protection légale.

B. L’insuffisance de l’invocation d’un état antérieur

L’employeur invoquait l’existence d’un état pathologique préexistant, fondé sur un accident similaire survenu en 2008 et sur la réalisation d’examens radiologiques en 2007. Son médecin-conseil estimait que « le mouvement lésionnel incriminé du 24 septembre 2013 ne peut, en aucun cas, être responsable de l’apparition d’une hernie discale, laquelle préexistait nécessairement ».

La cour rejette cette argumentation par un raisonnement en deux temps. Elle admet d’abord, par hypothèse, l’existence possible d’une prédisposition pathologique qualifiable d’état antérieur. Elle constate ensuite qu’il n’est « pas établi ni même soutenu qu’une lésion afférente à la pathologie prise en charge avait fait l’objet d’une prise en charge médicale antérieurement à l’accident du travail ».

Cette distinction entre état antérieur latent et état antérieur symptomatique revêt une importance décisive. La cour relève que cet état préexistant « était jusqu’alors muet » et qu’il « a pu être révélé puis aggravé par l’accident du travail ». La jurisprudence admet en effet que l’accident du travail qui révèle ou aggrave un état antérieur demeure intégralement imputable au travail, dès lors que la pathologie n’évoluait pas pour son propre compte antérieurement.

La cour ajoute que « les lésions visées au certificat médical de prolongation précité [sont] parfaitement cohérentes avec les circonstances de l’accident déclaré ». Cette appréciation de la cohérence médicale traduit un contrôle de vraisemblance. L’évolution d’une lombalgie vers une hernie discale opérée ne présente pas de caractère aberrant au regard du traumatisme initial.

Enfin, la cour écarte l’argument tiré de la durée des arrêts de travail. Elle juge que « la longueur des arrêts de travail au regard de la pathologie initiale ne fait pas la démonstration de la cause étrangère au travail exclusivement à l’origine de la poursuite des arrêts de travail et des soins ». La disproportion alléguée entre le fait accidentel et ses conséquences ne suffit pas à établir l’intervention d’une cause étrangère.

II. L’encadrement strict du recours à l’expertise médicale

La cour rappelle les conditions auxquelles l’employeur peut obtenir une expertise (A), avant de constater que ces conditions ne sont pas réunies en l’espèce (B).

A. L’exigence d’un commencement de preuve

La cour pose une règle claire : « une mesure d’expertise n’a lieu d’être ordonnée que si l’employeur apporte des éléments de nature à laisser présumer l’existence d’une cause étrangère qui serait à l’origine exclusive des arrêts de travail contestés ». Cette formulation subordonne l’expertise à la production d’indices sérieux et concordants.

La cour ajoute immédiatement une précision essentielle : l’expertise « n’a pas vocation à pallier la carence d’une partie dans l’administration de la preuve ». Cette formule, reprise d’une jurisprudence constante, interdit à l’employeur d’utiliser l’expertise comme un instrument d’investigation générale destiné à rechercher des éléments qu’il n’a pas été en mesure de réunir lui-même.

Cette exigence se justifie par plusieurs considérations. L’expertise médicale représente un coût et un délai. Elle implique la communication de données couvertes par le secret médical. Elle ne saurait être ordonnée à la seule demande d’une partie qui n’apporte aucun élément tangible au soutien de sa contestation.

L’employeur se trouve ainsi dans une situation délicate. Il doit produire des éléments de preuve alors même que le secret médical lui interdit l’accès au dossier du salarié. La cour n’ignore pas cette difficulté, mais elle refuse d’y voir un motif suffisant pour ordonner une expertise. Le droit à la preuve invoqué par l’employeur ne peut conduire à une mesure d’instruction générale et indéterminée.

B. L’absence d’éléments suffisants en l’espèce

La cour applique ces principes au cas d’espèce. Elle relève que l’employeur se fonde essentiellement sur l’avis de son médecin-conseil, lequel mentionne des examens radiologiques réalisés en 2007 et un accident survenu en 2008, sans produire les documents correspondants ni établir que la pathologie évoluait de manière autonome avant l’accident de 2013.

L’avis du médecin-conseil présente ainsi un caractère largement hypothétique. Il suggère qu’une expertise « permettra de prendre connaissance » de certains éléments, ce qui revient à solliciter une mesure d’instruction à fin de recherche de preuves. Cette démarche est précisément celle que la cour refuse d’admettre.

La cour constate en outre l’absence de toute prise en charge médicale antérieure pour une pathologie lombaire. Si le salarié avait effectivement souffert de troubles similaires avant 2013, il appartenait à l’employeur de produire des éléments attestant d’arrêts de travail ou de soins antérieurs. En l’absence de tels éléments, la thèse de l’état antérieur évoluant pour son propre compte demeure une simple allégation.

La cour conclut que « la demande d’expertise médicale formée par l’employeur doit être rejetée » dès lors qu’elle « ne peut suppléer sa carence dans l’administration de la preuve ». Le rejet de l’expertise entraîne nécessairement le rejet de la demande d’inopposabilité, « en l’absence d’éléments suffisants produits par l’employeur permettant de considérer que les arrêts et soins prescrits ont, même pour partie de leur durée, une cause totalement étrangère au travail ».

Cette solution confirme la jurisprudence établie. Elle rappelle que la présomption d’imputabilité constitue un mécanisme robuste que l’employeur ne peut renverser par de simples suppositions. La preuve de la cause étrangère doit être positive et non pas seulement vraisemblable. L’arrêt s’inscrit dans une politique jurisprudentielle favorable à la protection des victimes d’accidents du travail, tout en ménageant à l’employeur la possibilité de contester l’imputabilité lorsqu’il dispose d’éléments probants.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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