Cour d’appel de Montpellier, le 3 juillet 2025, n°22/04558

La violence économique, consacrée par l’article 1143 du code civil issu de l’ordonnance du 10 février 2016, constitue désormais un fondement autonome d’annulation des contrats conclus dans un contexte d’abus de dépendance. La cour d’appel de Montpellier, dans un arrêt du 3 juillet 2025, en offre une illustration remarquable appliquée à la vente immobilière.

En l’espèce, une veuve âgée de soixante-dix-sept ans avait cédé un ancien corps de ferme à un couple avec lequel elle entretenait des relations amicales. La vente, conclue par acte authentique du 24 septembre 2018, stipulait un prix de 220 000 euros dont 80 000 euros payables comptant et le solde converti en une charge de soins. La venderesse conservait un droit d’usage et d’habitation sur une petite maison attenante. Peu avant cette vente, elle avait successivement perdu son fils unique en mars 2018 puis son époux grabataire en juillet 2018, ainsi que ses animaux de compagnie.

Estimant que les acquéreurs n’exécutaient pas leurs obligations, la venderesse les assigna devant le tribunal judiciaire de Rodez aux fins de nullité de la vente. Par jugement du 29 juillet 2022, cette juridiction condamna les acquéreurs au paiement d’arriérés et convertit la charge d’entretien en rente viagère, mais rejeta la demande de nullité. La venderesse interjeta appel.

Devant la cour d’appel de Montpellier, l’appelante soutenait que son consentement avait été vicié par l’abus de son état de dépendance au sens de l’article 1143 du code civil. Les intimés contestaient l’existence d’un tel vice et formaient appel incident sur les condamnations prononcées à leur encontre.

La question posée à la cour était de déterminer si les circonstances entourant la conclusion de la vente caractérisaient un abus de l’état de dépendance de la venderesse ayant permis aux acquéreurs d’obtenir un avantage manifestement excessif.

La cour d’appel de Montpellier infirme le jugement en toutes ses dispositions et prononce la nullité de la vente. Elle retient que les acquéreurs ont « abusé de l’état de dépendance dans lequel Mme [X] s’est soudainement trouvée envers eux » pour obtenir une cession à un prix manifestement inférieur à la valeur du bien, caractérisant ainsi les conditions de l’article 1143 du code civil.

Cette décision mérite examen tant au regard de la caractérisation de l’état de dépendance (I) que de l’identification de l’avantage manifestement excessif (II).

I. La caractérisation extensive de l’état de dépendance

La cour d’appel de Montpellier retient une conception élargie de la dépendance en reconnaissant sa dimension psychologique (A), tout en établissant un lien étroit entre vulnérabilité émotionnelle et emprise relationnelle (B).

A. La reconnaissance d’une dépendance d’ordre psychologique

L’article 1143 du code civil ne définit pas la nature de la dépendance susceptible de vicier le consentement. La doctrine distingue traditionnellement la dépendance économique, qui résulte d’une contrainte patrimoniale, de la dépendance psychologique, qui procède d’une emprise morale.

La cour d’appel caractérise en l’espèce une dépendance de nature essentiellement psychologique. Elle relève que la venderesse avait « vécu du fait des décès successifs des êtres qui lui étaient les plus chers, survenus dans une période de temps concentrée, un véritable choc émotionnel la plaçant dans une situation de vulnérabilité ». Cette formulation révèle que la juridiction ne se fonde pas sur une contrainte économique mais sur un état de fragilité émotionnelle consécutif à des deuils rapprochés.

Cette approche s’inscrit dans le prolongement de l’arrêt fondateur de la Cour de cassation du 30 mai 2000 qui avait admis la violence économique avant sa consécration légale. Elle l’étend toutefois en reconnaissant qu’une dépendance purement affective peut fonder l’annulation du contrat. La cour précise que la venderesse s’était trouvée « soudainement » en état de dépendance, soulignant le caractère brutal de sa vulnérabilité. Cette temporalité concentrée distingue l’espèce des hypothèses classiques de dépendance économique structurelle.

B. L’articulation entre isolement affectif et emprise relationnelle

La cour ne se contente pas de constater la vulnérabilité de la venderesse. Elle établit que les acquéreurs avaient préalablement tissé des liens de proximité avant d’exploiter son isolement affectif.

L’arrêt relève que la venderesse avait fait connaissance de l’une des acquéreurs « dans le commerce de vêtements que celle-ci exploitait » et qu’elle avait « noué des relations amicales au point que pendant ses absences, l’un ou l’autre des époux gardait son mari grabataire ». Cette proximité préexistante explique que la venderesse ait accepté « la proposition des époux de racheter le corps de ferme » en s’engageant « à se comporter envers elle comme des enfants envers leurs parents ».

La cour caractérise ainsi une véritable « emprise psychologique et matérielle » exercée par les acquéreurs. Cette formulation suggère que la dépendance n’était pas seulement subie mais entretenue par les cocontractants. La juridiction écarte d’ailleurs expressément « les attestations de tiers qui n’apportent rien au regard de ce contexte », manifestant ainsi sa conviction que la relation asymétrique était antérieure à la vente et qu’elle en avait déterminé les conditions.

II. L’appréciation rigoureuse de l’avantage manifestement excessif

L’article 1143 exige, outre l’abus de dépendance, que le cocontractant tire du contrat un avantage manifestement excessif. La cour procède à une analyse tant objective du déséquilibre économique (A) que des stipulations contractuelles organisant cet avantage (B).

A. L’évaluation objective du déséquilibre contractuel

La cour confronte le prix de vente à la valeur réelle du bien pour mesurer l’avantage obtenu par les acquéreurs.

Elle constate que le bien avait été acquis pour « un prix ferme de 80 000 euros, équivalent au prix payé en 1997 par Mme [X] », alors qu’un avis de valeur le situait « entre 370 000 et 380 000 euros ». La juridiction souligne que « la différence entre la valeur d’achat de 80 000 euros et cette valeur d’avis donné le 2 mars 2020 ne peut résulter à elle seule des travaux réalisés par les époux puisque l’acte de vente mentionne que le prix principal est de 220 000 euros ».

Cette démonstration objective du déséquilibre économique dépasse le seuil des sept douzièmes requis en matière de lésion immobilière. La cour n’emprunte toutefois pas cette voie rescisoire et préfère le fondement de la violence. Ce choix s’explique par la dimension subjective du vice du consentement qui permet d’appréhender non seulement le déséquilibre économique mais également le comportement délictueux des acquéreurs.

B. L’analyse des stipulations contractuelles révélatrices de l’abus

Au-delà du déséquilibre global, la cour examine les clauses du contrat pour y déceler les indices de l’abus.

Elle qualifie la charge d’entretien substituée à la rente viagère d’obligation « rédigée dans des termes si peu contraignants qu’elle est stipulée dans leur intérêt exclusif et encourt la qualification de potestative ». Cette observation révèle que les acquéreurs s’étaient constitué une obligation de façade leur permettant d’échapper au versement effectif d’une rente. La cour ajoute que « la dispense de toute contribution financière aux soins à apporter à la personne de Mme [X] étant en revanche particulièrement détaillée pour qu’ils n’aient pas à la supporter ».

L’arrêt relève également que les acquéreurs « ont poursuivi leur emprise en faisant financer par Mme [X], au moyen du prix de 80 000 euros reçu d’eux, une partie des travaux de rénovation de la bâtisse et de ses extérieurs ». Ce comportement postérieur à la vente, bien que non constitutif du vice du consentement lui-même, éclaire rétrospectivement l’intention des acquéreurs lors de la conclusion du contrat. Il confirme que l’opération était dès l’origine conçue pour tirer de la venderesse le maximum d’avantages en exploitant sa vulnérabilité.

La solution retenue par la cour d’appel de Montpellier témoigne de la vitalité du mécanisme de l’article 1143 du code civil. Elle illustre la volonté des juges du fond de sanctionner les comportements d’exploitation de personnes vulnérables dans le cadre de contrats apparemment réguliers. L’annulation prononcée, assortie de restitutions réciproques et d’une expertise pour évaluer les indemnités d’occupation et les impenses, traduit le souci de replacer les parties dans l’état antérieur tout en tenant compte des modifications apportées au bien pendant la période d’occupation.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture