Cour d’appel de Montpellier, le 5 septembre 2025, n°24/06089

La Cour d’appel de Montpellier, 5 septembre 2025, statue sur un appel formé contre une ordonnance de référé du président du tribunal judiciaire de Béziers du 29 novembre 2024. Le litige oppose deux cohéritiers sur des soupçons de détournements antérieurs au décès et sur la qualification de primes d’assurance-vie au regard d’un éventuel recel successoral. La juridiction d’appel confirme une expertise in futurum destinée à reconstituer le patrimoine du de cujus et refuse d’ordonner immédiatement une production sous astreinte.

Le défunt a laissé deux héritiers réservataires. Des mouvements bancaires atypiques ont été relevés sur une période longue, dans un contexte de vulnérabilité alléguée du de cujus et d’une procuration bancaire. Un contrat d’assurance-vie au bénéfice de l’un des héritiers apparaît non déclaré au notaire, des versements importants étant invoqués. Le premier juge a ordonné une expertise, étendue à un tiers non héritier pour la qualification des flux, et refusé l’astreinte de produire. Les appelants sollicitent l’infirmation de l’expertise et la protection de leur vie privée. L’intimé demande l’astreinte de produire des pièces, notamment relatives à l’assurance-vie. La question posée tient aux conditions de l’article 145 du code de procédure civile, à la proportionnalité des investigations, à l’extension de la mesure à un tiers, et à l’opportunité d’une astreinte initiale. La cour confirme l’expertise, refuse l’astreinte, et statue sur les dépens et l’article 700.

I. Le sens de la décision: expertise in futurum et périmètre d’investigation

A. Caractérisation du motif légitime et contrôle de plausibilité
La cour se place d’abord sur le terrain de l’article 145 du code de procédure civile, rappelé en ces termes: « Aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. » Elle retient un faisceau d’indices concordants, tirés de paiements sans rapport avec le mode de vie du de cujus, de retraits localisés loin de son domicile, et de chèques atypiques. Elle ajoute la non-déclaration d’un contrat d’assurance-vie au notaire malgré des prescriptions claires de l’acte de notoriété. Le contrôle opéré demeure probatoire, sans anticiper le fond, et s’attache à la plausibilité du litige successoral. Cette démarche s’inscrit dans une jurisprudence constante exigeant des éléments précis et circonstanciés, et non de simples soupçons abstraits.

La motivation articule rigoureusement l’utilité de la mesure aux besoins du futur procès. La cour souligne que « l’expertise sollicitée est ainsi justifiée par les pièces produites et son résultat peut influer le périmètre dudit litige ». Elle évite tout glissement vers une mesure exploratoire générale, en arrimant les vérifications à des anomalies identifiées et documentées. Le critère du motif légitime se trouve donc satisfait par une matérialité minimale, suffisante pour autoriser une investigation proportionnée et ciblée.

B. Délimitation matérielle: comptes bancaires, tiers concerné et assurance-vie
Le périmètre retenu comprend des vérifications sur les comptes des appelants, la qualification de flux au profit d’un tiers non héritier, et l’examen de primes d’assurance-vie. La cour rappelle avec justesse un principe constant en matière d’assurance-vie: « le caractère non rapportable de sommes versées à titre de primes dans le cadre d’un contrat d’assurance-vie connaît un tempérament si lesdites primes sont manifestement exagérées eu égard aux facultés du souscripteur. » L’expertise vise ici à apprécier les facultés au moment des versements, ce qui conditionne l’éventuelle réintégration à l’actif successoral. L’articulation entre utilité probatoire et objet précis des questions posées à l’expert se révèle maîtrisée.

L’extension de la mesure à un tiers non héritier se justifie par la possible obligation de rapport ou de réduction attachée à des sommes indûment perçues. La cour en déduit l’« intérêt de déterminer avec exactitude le montant des sommes » bénéficiaires, afin d’éclairer le juge du fond. L’office de l’expert demeure strictement technique; il ne statue pas sur la responsabilité, mais éclaire sur la matérialité et l’évaluation des flux, dans les limites posées par la mission.

II. La valeur de la solution: proportionnalité, vie privée et refus d’astreinte immédiate

A. Proportionnalité des atteintes à la vie privée et garanties procédurales
La cour valide l’accès encadré aux comptes des appelants en soulignant que « les vérifications sur les comptes des appelants auxquelles peuvent donner lieu les opérations d’expertise ne portent pas une atteinte disproportionnée à leur vie privée ». Le raisonnement est convaincant car indexé sur la densité des indices, sur l’objet strict de la mission et sur les filets de protection procéduraux. La mesure reste instrumentale, limitée au besoin de preuve, et contrôlée par le magistrat délégué aux expertises.

Cette position s’accorde avec l’exigence de nécessité et de proportionnalité, centrale en matière d’instruction in futurum. Elle rappelle aussi qu’une expertise n’est ni une sanction ni un jugement, mais une modalité d’établissement de la preuve. Le contrôle ultérieur par le juge du fond, la contradiction organisée, et la faculté de restriction ou de précision des demandes de pièces renforcent l’équilibre des intérêts en présence.

B. Refus d’une astreinte initiale et rappel de l’office du juge de l’expertise
S’agissant de la production sous astreinte, la cour fait application des textes qui régissent l’office de l’expert et le pouvoir d’injonction du juge. Elle rappelle que « le technicien peut demander communication de tous documents aux parties et aux tiers, sauf au juge à l’ordonner en cas de difficulté », et que « les parties [doivent] remettre sans délai à l’expert tous les documents qu’il estime nécessaire ». Elle en déduit que « ces dispositions permettent de prémunir l’obstruction d’une partie lors des opérations d’expertise » et que « le prononcé d’une astreinte concomitamment à celui de l’expertise apparaît par conséquent prématuré ». La cohérence de l’ensemble se vérifie, car l’astreinte n’est pas exclue, mais différée, subordonnée au constat d’une carence.

Cette solution ménage un juste équilibre entre efficacité probatoire et respect des droits de la défense. Elle évite de présumer une volonté d’obstruction, tout en offrant un levier correctif immédiat si l’expert constate une difficulté. La portée pratique est claire: les demandes de production doivent être identifiées par l’expert, discutées contradictoirement, puis, en cas d’échec, relayées au juge du contrôle. La décision confirme ainsi un schéma gradué d’exécution, évitant la contrainte automatique, mais réservant une réponse ferme si l’obstacle se matérialise.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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