Cour d’appel de Nancy, le 1 août 2025, n°24/01132

La fraude informatique constitue un fléau contemporain dont les ramifications juridiques interrogent les principes traditionnels du droit des obligations. La question du paiement effectué au profit d’un tiers frauduleux, à la suite d’une escroquerie dite « au faux RIB », soulève des difficultés relatives à l’effet libératoire du paiement et à la théorie de l’apparence.

Par arrêt du 1er août 2025, la Cour d’appel de Nancy a statué sur un litige opposant une société civile d’exploitation agricole à une société par actions simplifiée spécialisée dans l’installation de centrales solaires.

Les faits sont les suivants. Une société prestataire a adressé par courriel, le 11 novembre 2020 à 12h42, une facture de 25 629,71 euros accompagnée d’un relevé d’identité bancaire domicilié au Crédit Agricole. Le même jour, à 14h38, la société cliente a reçu un second courriel, émanant d’une adresse différente, comportant un RIB La Banque Postale présenté comme une mise à jour. La société cliente a effectué le virement sur ce second compte, lequel appartenait à un escroc. Elle a déposé plainte le 4 janvier 2021.

Le créancier a obtenu une ordonnance d’injonction de payer le 25 mai 2021. Le débiteur a formé opposition. Par jugement du 14 mars 2024, le Tribunal judiciaire de Nancy a condamné la société cliente au paiement de la somme réclamée, considérant que le paiement effectué au profit d’un tiers frauduleux ne constituait pas un paiement libératoire. La société cliente a interjeté appel, invoquant la théorie du créancier apparent, la force majeure et sollicitant subsidiairement un sursis à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale.

La question posée à la Cour d’appel de Nancy était double. D’une part, le paiement effectué à un tiers frauduleux peut-il être considéré comme libératoire au regard de la théorie du créancier apparent ? D’autre part, l’escroquerie dont a été victime le débiteur constitue-t-elle un cas de force majeure l’exonérant de son obligation de paiement ?

La Cour d’appel de Nancy confirme le jugement de première instance. Elle retient que le débiteur ne pouvait légitimement croire que l’accipiens était son créancier, les anomalies manifestes du second courriel devant l’inciter à effectuer une vérification. Elle écarte la force majeure, l’escroquerie n’empêchant pas l’exécution de l’obligation et ses effets ayant pu être évités par des mesures appropriées.

L’arrêt mérite examen tant au regard des conditions du paiement libératoire en présence d’un créancier apparent (I) que de l’exclusion de la force majeure comme cause d’exonération (II).

I. L’appréciation restrictive de la théorie du créancier apparent

L’examen de la théorie du créancier apparent impose d’analyser ses conditions d’application (A) avant d’envisager l’obligation de vigilance mise à la charge du solvens (B).

A. Les conditions cumulatives du paiement au créancier apparent

L’article 1342-3 du Code civil dispose que « le paiement fait de bonne foi à un créancier apparent est valable ». Cette disposition consacre une exception au principe selon lequel le paiement doit être fait au créancier ou à la personne désignée pour le recevoir, énoncé à l’article 1342-2 du même code.

La Cour rappelle que « pour que le paiement soit valable, il est nécessaire que l’auteur de ce paiement ait légitimement pu croire que l’accipiens était créancier ». Cette formulation reprend la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui exige une croyance légitime, fondée sur des circonstances autorisant le solvens à ne pas vérifier la qualité de créancier de celui qui reçoit le paiement.

La théorie de l’apparence repose sur la protection de la confiance légitime des tiers. Elle suppose la réunion de deux éléments : la bonne foi du solvens et le caractère légitime de sa croyance erronée. Ces conditions sont cumulatives et font l’objet d’une appréciation in concreto par les juridictions du fond.

En l’espèce, la société appelante invoquait l’existence d’une erreur commune, affirmant que « cette erreur aurait été commise par tout autre qu’elle ». La Cour rejette cette argumentation en relevant les circonstances particulières de l’affaire qui excluaient toute légitimité de la croyance.

B. L’exigence d’une vigilance minimale du débiteur

La Cour procède à un examen minutieux des circonstances de l’espèce pour caractériser l’absence de légitimité de la croyance du débiteur. Elle relève plusieurs anomalies affectant le second courriel : une adresse électronique « nettement différente » de la première, comportant « un espace entre ‘[R]’ et ‘@’ » ainsi qu’« une faute d’orthographe ‘serrvice’ ».

La proximité temporelle des deux courriels renforce l’analyse de la Cour. Le débiteur avait reçu « moins de deux heures auparavant » un courriel provenant d’une adresse distincte, accompagné d’un RIB d’un autre établissement bancaire. Ces éléments « auraient dû l’inciter à se méfier et à effectuer une vérification sommaire, ne serait-ce que par un simple appel téléphonique ».

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence exigeante à l’égard des victimes d’escroqueries au faux RIB. Les juridictions refusent de consacrer une présomption de légitimité de la croyance du solvens. La multiplication des fraudes informatiques impose aux opérateurs économiques une vigilance accrue. Le montant en cause, supérieur à 25 000 euros, renforçait cette obligation de prudence.

La Cour écarte l’argument tiré de l’intervention de la banque dans l’exécution du virement. Elle énonce que ce fait est « indifférent s’agissant de son obligation contractuelle à l’égard » du créancier. Le recours éventuel contre l’établissement bancaire constitue une question distincte de celle de l’effet libératoire du paiement.

II. Le rejet de la force majeure comme cause d’exonération

L’exclusion de la force majeure résulte tant de l’absence de ses éléments constitutifs (A) que de l’autonomie du procès civil par rapport à l’instance pénale (B).

A. L’inapplication des critères de la force majeure

L’article 1218 du Code civil définit la force majeure comme « un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées ». Ces trois critères, extériorité, imprévisibilité et irrésistibilité, doivent être cumulativement réunis.

La Cour écarte successivement chacun de ces éléments. Elle relève d’abord que le débiteur « ne prouve nullement que la boîte mail » du créancier a été piratée, « l’origine de l’escroquerie pouvant résider dans un piratage de sa propre messagerie ». Cette observation met en doute le caractère extérieur de l’événement invoqué.

L’arrêt souligne ensuite que l’escroquerie « n’empêche pas l’exécution de son obligation » par le débiteur, « qui peut payer le prix prévu ». L’obstacle au paiement n’est pas insurmontable : le débiteur conserve la possibilité matérielle de s’acquitter de sa dette entre les mains du véritable créancier. L’irrésistibilité fait donc défaut.

Enfin, la Cour retient qu’« il était possible d’éviter ‘les effets de cet événement’ […] par des mesures appropriées, soit une simple vérification ». Cette appréciation confirme que les effets de la fraude auraient pu être prévenus par une diligence ordinaire du débiteur.

B. L’indépendance de l’instance civile

Le débiteur sollicitait subsidiairement un sursis à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale, invoquant la règle selon laquelle « le pénal tient le civil en l’état ». La Cour rejette cette demande en se fondant sur l’article 4, alinéa 3, du Code de procédure pénale.

Ce texte énonce que « la mise en mouvement de l’action publique n’impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile ». Cette disposition, issue de la loi du 5 mars 2007, a mis fin à l’automaticité du sursis à statuer qui prévalait antérieurement.

La Cour ajoute que « les résultats de l’enquête de police n’auront pas d’effet sur l’obligation contractuelle » du débiteur. Cette motivation révèle l’indépendance des questions soumises aux deux ordres de juridiction. L’identification et la condamnation de l’escroc sont sans incidence sur l’existence et l’exigibilité de la créance contractuelle. Le débiteur demeure tenu de payer son créancier, quitte à exercer ensuite un recours contre l’auteur de la fraude.

L’arrêt confirme également le rejet de la demande de dommages et intérêts du créancier. Conformément à l’article 1231-6 du Code civil, « l’indemnisation du retard de paiement d’une obligation de somme d’argent consiste dans l’intérêt au taux légal ». Le créancier ne peut obtenir des dommages et intérêts distincts qu’en cas de préjudice indépendant du retard, ce qu’il ne démontrait pas en l’espèce.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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