Cour d’appel de Nancy, le 28 août 2025, n°24/01364

La notion de harcèlement moral au travail, consacrée par l’article L.1152-1 du code du travail, impose au juge un examen global des éléments invoqués par le salarié afin de déterminer si ceux-ci, pris dans leur ensemble, laissent présumer l’existence d’agissements répétés susceptibles de dégrader ses conditions de travail. La cour d’appel de Nancy, dans un arrêt rendu le 28 août 2025, a été amenée à se prononcer sur la caractérisation du harcèlement moral ainsi que sur les conséquences de la résiliation judiciaire du contrat de travail d’un salarié protégé.

Un salarié, engagé en qualité de conducteur routier puis affecté comme magasinier cariste, avait été licencié pour faute grave en 2013 après autorisation de l’inspection du travail. Ce licenciement fut annulé par les juridictions administratives et le salarié réintégré. Par la suite, ce dernier saisit le conseil de prud’hommes aux fins de voir reconnaître le harcèlement moral qu’il estimait subir, solliciter l’annulation d’un avertissement et obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l’employeur.

Le conseil de prud’hommes de Nancy, par jugement du 7 juin 2024, avait écarté l’existence du harcèlement moral tout en prononçant la résiliation judiciaire pour manquement à l’obligation de sécurité. Le salarié interjeta appel, maintenant ses prétentions relatives au harcèlement moral. L’employeur forma appel incident, contestant notamment la condamnation au titre de l’obligation de sécurité et le quantum des dommages et intérêts alloués.

La question posée à la cour d’appel de Nancy était double : d’une part, les éléments invoqués par le salarié permettaient-ils de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L.1152-1 du code du travail ; d’autre part, quelles conséquences convenait-il de tirer de la résiliation judiciaire du contrat de travail d’un salarié bénéficiant du statut de défenseur syndical.

La cour d’appel infirme partiellement le jugement entrepris. Elle reconnaît l’existence du harcèlement moral et condamne l’employeur à verser 5 000 euros de dommages et intérêts à ce titre. Elle confirme que la résiliation judiciaire produit les effets d’un licenciement nul pour violation du statut protecteur et alloue 25 000 euros au salarié. Elle annule l’avertissement du 10 août 2023 et rejette la demande indemnitaire fondée sur l’obligation de sécurité.

Cette décision mérite attention tant par la méthode probatoire retenue pour caractériser le harcèlement moral (I) que par l’articulation entre résiliation judiciaire et statut protecteur (II).

I. La caractérisation du harcèlement moral par l’appréciation globale des faits établis

La cour d’appel de Nancy applique rigoureusement le mécanisme probatoire prévu par le code du travail, examinant d’abord les éléments matériellement établis par le salarié (A) avant de se prononcer sur l’absence de justification objective de l’employeur (B).

A. L’établissement des faits laissant présumer le harcèlement

La cour d’appel rappelle le mécanisme probatoire applicable en matière de harcèlement moral. Selon l’article L.1154-2 du code du travail, il appartient au salarié de présenter des éléments de fait laissant présumer l’existence d’un harcèlement. Le juge doit examiner « l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits » et apprécier si les faits « pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral ».

La cour procède à un examen méthodique de chaque fait allégué. Elle écarte certains griefs antérieurs à la date du 10 septembre 2020, en application du principe selon lequel le demandeur doit présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci. Cette limite temporelle découle de l’autorité de la chose jugée attachée à un précédent arrêt de la même cour ayant déjà statué sur des faits de harcèlement moral.

Parmi les faits postérieurs, la cour retient comme établis : le retard dans la formation à l’utilisation du chariot élévateur de catégorie 5, la convocation à une visite médicale sans justification probante, l’engagement d’une procédure disciplinaire aboutissant à un simple courrier de sensibilisation, l’affectation à une nouvelle équipe et la mise à l’écart par les collègues de travail. Elle relève que « trois attestations d’anciens salariés (…) démontrent que Monsieur [D] [V] était mis à l’écart par ses collègues ».

La cour souligne l’importance des éléments médicaux produits. Le certificat du médecin traitant mentionnait « un trouble de l’endormissement », « de l’anxiété anticipatoire », « une anhédonie et une perte d’intérêt pour les loisirs » ainsi que onze consultations entre décembre 2020 et décembre 2021 pour des symptômes équivalents. Ces éléments médicaux, combinés aux faits matériellement établis, permettent de présumer l’existence du harcèlement moral.

B. L’insuffisance des justifications objectives de l’employeur

Une fois la présomption établie, la charge de la preuve bascule vers l’employeur qui doit démontrer que les agissements invoqués « ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ».

La cour admet la justification apportée par l’employeur s’agissant de l’affectation du salarié à une nouvelle équipe. Les pièces produites établissaient qu’une alerte de danger imminent avait été émise par le CSST, faisant suite à la dénonciation par le chef d’équipe du harcèlement qu’il subissait de la part du salarié. La nouvelle affectation répondait donc à un objectif légitime de protection.

En revanche, la cour constate que l’employeur ne justifie pas les autres faits établis. S’agissant de la formation au chariot élévateur, « la société (…) ne justifie pas du fait que Monsieur [D] [V] n’a reçu cette formation que plusieurs mois après l’avoir demandée et que ses collègues en ont bénéficié ». Concernant la visite médicale, l’employeur invoquait des épisodes de somnolence mais « ne produit aucune pièce démontrant cet état de fait », le médecin du travail ayant au contraire constaté l’absence d’affection particulière. Quant à la procédure disciplinaire, l’employeur « ne produit aucune pièce attestant la réalité des faits reprochés ».

La cour relève également que l’employeur « ne justifie pas avoir pris quelque mesure que ce soit pour prévenir ou remédier » à la mise à l’écart du salarié par ses collègues. Cette carence est d’autant plus significative que l’employeur confirmait implicitement la réalité de cette mise à l’écart dans ses écritures.

La condamnation à 5 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral peut paraître modeste au regard des faits établis. Ce quantum témoigne d’une appréciation mesurée du préjudice, la cour ayant probablement tenu compte de la circonstance que des dommages et intérêts avaient déjà été alloués lors de la précédente instance pour des faits antérieurs de harcèlement.

II. Les effets de la résiliation judiciaire sur le contrat du salarié protégé

La reconnaissance de la violation du statut protecteur emporte des conséquences indemnitaires spécifiques (A), tandis que la cour précise utilement le régime des demandes accessoires à la rupture (B).

A. La nullité du licenciement résultant de la violation du statut protecteur

La cour d’appel confirme que « lorsque la résiliation judiciaire du contrat de travail d’un salarié titulaire d’un statut protecteur est prononcée aux torts de l’employeur, la rupture produit les effets d’un licenciement nul pour violation du statut protecteur ». Cette solution est conforme à la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

L’employeur contestait l’opposabilité du statut protecteur au motif que le salarié aurait fait preuve de déloyauté en saisissant le conseil de prud’hommes quelques jours seulement après la publication de l’arrêté préfectoral le désignant défenseur syndical. La cour écarte cette argumentation en relevant que « la circonstance que cette saisine soit intervenue quelques jours après la parution du décret préfectoral (…) ne constitue pas à elle seule la preuve d’une fraude ou d’un comportement déloyal ». Elle ajoute que le salarié a pu continuer à exercer son mandat après la rupture du contrat de travail, ce qui démontre la réalité de son engagement syndical.

La cour précise également que le comportement fautif de l’employeur ayant justifié la résiliation judiciaire « a perduré jusqu’à ce que ce dernier ne fasse plus partie des effectifs de l’entreprise ». Cette formulation souligne le caractère continu des manquements reprochés, ce qui renforce la légitimité de la demande de résiliation malgré sa proximité temporelle avec l’acquisition du statut protecteur.

L’indemnité pour violation du statut protecteur est confirmée à hauteur de 9 135 euros, correspondant à la période entre la date de rupture et l’expiration de la protection. La cour applique la règle selon laquelle cette indemnité est égale à la rémunération que le salarié aurait perçue jusqu’à l’expiration de la période de protection en cours au jour de la demande de résiliation, dans la limite de trente mois.

B. L’articulation des préjudices distincts liés à la rupture

La cour alloue 25 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul, sur le fondement de l’article L.1235-3-1 du code du travail qui prévoit que le salarié a droit à une indemnité qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. Cette somme, nettement supérieure au minimum légal de 18 270 euros, tient compte de l’ancienneté du salarié, du contexte de harcèlement moral et de l’impact psychologique de la rupture.

La cour infirme en revanche la condamnation prononcée par le conseil de prud’hommes au titre de l’obligation de sécurité. Elle relève que le salarié ne motivait pas cette demande dans ses conclusions d’appel, alors qu’elle avait été formée à titre subsidiaire en première instance. La cour refuse ainsi de cumuler les dommages et intérêts pour harcèlement moral avec ceux pour manquement à l’obligation de sécurité, considérant implicitement que ces deux chefs de préjudice se confondent partiellement.

L’annulation de l’avertissement du 10 août 2023 illustre l’exigence probatoire pesant sur l’employeur en matière disciplinaire. La cour constate que l’employeur, « à qui revient la charge de la preuve des griefs justifiant la sanction, ne produit aucune pièce démontrant leur réalité, pas même un compte-rendu d’incident ». Cette carence probatoire totale justifie l’annulation de la sanction. Le salarié est toutefois débouté de sa demande de dommages et intérêts à ce titre, faute de prouver le préjudice moral allégué.

La cour alloue enfin 500 euros au titre des conditions vexatoires de la rupture. Cette indemnisation sanctionne le comportement du directeur de site qui avait menacé d’appeler les forces de l’ordre lorsque le salarié s’était présenté sur son lieu de travail après la notification du jugement. L’employeur n’ayant pas contesté les faits, la cour considère établi leur caractère vexatoire. Le quantum modeste de cette condamnation traduit une appréciation mesurée d’un incident ponctuel, distinct du préjudice global lié à la rupture.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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