Cour d’appel de Nancy, le 4 septembre 2025, n°24/01850

Cour d’appel de Nancy, chambre sociale, 4 septembre 2025. La juridiction statue sur la légitimité d’un licenciement pour faute grave motivé par un transfert massif de courriels professionnels vers une messagerie personnelle.

La salariée, engagée en 2017 comme responsable commerciale, a expédié en une seule journée de nombreux courriels vers son adresse personnelle, comprenant fichiers clients, marges et offres en cours. La lettre de licenciement, qui fixe les limites du litige, est ainsi rédigée : « vous avez pour la seule journée du vendredi 03.12.21, transféré pas moins de 47 mails professionnels vers votre adresse mail personnelle dont notamment les fichiers – clients, les fichiers de marge (feuille de rentabilité), toutes les offres clients en cours, des mails de clients, cela sans autorisation préalable ». Elle ajoute : « Par la même, vous avez notamment enfreint le secret professionnel inhérent à votre contrat de travail et le secret des affaires sans compter les obligations RGPD en lien avec nos fichiers et de manière générale, transgressé votre obligation de loyauté ».

Le conseil de prud’hommes de Nancy, 10 septembre 2024, a jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse, allouant indemnité de licenciement, indemnité compensatrice de préavis et dommages-intérêts. L’employeur a relevé appel ; la cour infirme sur la cause du licenciement, retient la faute grave et confirme le rejet du manquement à l’obligation de sécurité.

L’employeur sollicitait l’infirmation avec reconnaissance d’une faute grave et débouté des demandes adverses. La salariée demandait la confirmation partielle, des dommages-intérêts et la remise en conformité des documents de fin de contrat.

La question de droit portait sur la possibilité pour un salarié de s’approprier des documents de l’entreprise par transfert vers une messagerie personnelle, au regard de la seule nécessité d’assurer sa défense. La solution est donnée en ces termes : « Il résulte des articles 1353 du code civil et de l’article L. 1222-1 du code du travail qu’un salarié ne peut s’approprier des documents appartenant à l’entreprise que s’ils sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de sa défense dans un litige l’opposant à son employeur. » Constatant l’absence de nécessité démontrée, la cour retient la faute grave et écarte les indemnités afférentes.

I – La caractérisation de la faute grave par appropriation de documents
A – Le critère de nécessité stricte et la preuve

La cour fonde sa motivation sur un double ancrage normatif, probatoire et déontique, articulant charge de la preuve et loyauté. La citation précitée énonce un critère restrictif, subordonnant toute appropriation à l’exigence d’une utilité directement et strictement liée à l’exercice des droits de la défense.

Elle relève encore que la pratique antérieure de transferts limités ne suffit pas à établir la nécessité du lot litigieux. L’arrêt précise : « Il résulte de la pièce n° 18 produite par l’intimée, que si elle transférait régulièrement des courriels de sa messagerie professionnelle à sa messagerie personnelle, ces transferts étaient en nombre limité, ne dépassant pas la dizaine par semaine. » L’élévation soudaine du volume impose ainsi une justification circonstanciée, qui fait ici défaut.

Par ailleurs, un grief accessoire de manque d’implication est écarté faute de preuve, ce qui manifeste une appréciation graduée des motifs. La cour énonce : « L’employeur ne produit aucune pièce démontrant ce grief, qui n’est donc pas établi. » Seul le manquement à la loyauté, intrinsèquement lié à l’exfiltration de données sensibles, soutient la rupture.

B – Les envois massifs et l’impossibilité de maintien

Le contenu des pièces transférées confère au manquement une gravité particulière, par la nature stratégique des informations et le périmètre des données. La lettre, reproduite par l’arrêt, vise expressément les « fichiers – clients », les « fichiers de marge » et « toutes les offres clients en cours », révélant une atteinte potentielle aux intérêts commerciaux et au secret des affaires.

La caractérisation de la faute grave repose alors sur la combinaison du volume, de la sensibilité des données et de l’absence de nécessité objectivable au regard de l’activité ou de la défense. Le rappel selon lequel l’impression pouvait être organisée dans l’entreprise ou par équipement professionnel alternative renforce l’idée d’une appropriation non indispensable. La rupture immédiate trouve ainsi son fondement dans l’impossibilité de maintien de la relation de travail, distinctement appréciée des autres doléances.

II – Valeur et portée de la solution
A – Cohérence avec les droits de la défense et la loyauté

L’arrêt s’inscrit dans une ligne exigeante qui protège les droits de la défense sans en faire un sauf-conduit pour des extractions massives de données. L’exigence de stricte nécessité évite toute dérive utilitariste, en imposant un lien direct entre chacune des pièces soustraites et l’argumentation utile dans un litige personnel déterminé.

Ce faisant, la cour rééquilibre le couple droits-devoirs en rappelant que la loyauté contractuelle et le secret des affaires encadrent l’accès et la circulation des informations. La reproduction de la lettre, selon laquelle « Par la même, vous avez notamment enfreint le secret professionnel […] transgressé votre obligation de loyauté », illustre la convergence des normes mobilisées, civiles, sociales et déontiques.

B – Incidences pratiques en télétravail et gouvernance des données

La décision invite les entreprises à clarifier les modalités de traitement des documents en télétravail, notamment l’interdiction des transferts vers des boîtes personnelles et les alternatives sécurisées d’impression. La traçabilité des accès, la gestion des habilitations et l’accompagnement matériel limitent les risques d’exfiltration et encadrent la preuve de la nécessité.

Pour les salariés, l’enseignement est net : la conservation de pièces pour sa défense exige une sélection ciblée, individualisée et proportionnée, justifiée par un contentieux concret. Un usage antérieurement toléré de transferts ponctuels ne légitime pas, en soi, un envoi massif et indifférencié de documents sensibles, fût-ce dans un contexte de tensions professionnelles.

La portée de l’arrêt dépasse l’espèce en rappelant la rigueur de la preuve en matière disciplinaire. L’écartement d’un grief non documenté et la validation du seul manquement caractérisé attestent d’un contrôle substantiel et segmenté des motifs. Enfin, la solution commande de préciser les politiques internes de data governance et de sensibiliser les équipes aux exigences de confidentialité et de proportionnalité dans la gestion des informations.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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