Cour d’appel de Nîmes, le 26 juin 2025, n°22/01619

Construire constitue l’un des actes les plus engageants du droit civil. Le régime de la responsabilité décennale, institué par l’article 1792 du Code civil, protège le maître d’ouvrage contre les désordres affectant la solidité de l’immeuble ou le rendant impropre à sa destination. La mise en jeu de cette garantie suppose cependant que le demandeur établisse la réunion de conditions strictes, ce que rappelle la Cour d’appel de Nîmes dans son arrêt du 26 juin 2025.

En l’espèce, des époux avaient confié à une société la construction d’une maison individuelle, moyennant un marché de 89 169,91 euros. La réception sans réserves intervint le 11 juillet 2013. Se plaignant de désordres, les maîtres d’ouvrage firent dresser un constat d’huissier le 27 août 2013, puis sollicitèrent en référé la désignation d’un expert judiciaire. Celui-ci déposa son rapport le 7 octobre 2016. Par acte du 26 septembre 2019, les époux assignèrent la société constructrice et son assureur décennal en paiement de 50 179,20 euros. Par jugement du 8 juillet 2021, le Tribunal judiciaire de Nîmes condamna in solidum le constructeur et l’assureur à verser 500 euros au titre de la réparation d’un solin défectueux, rejetant le surplus des demandes relatives aux façades, aux menuiseries et au carrelage.

Les maîtres d’ouvrage interjetèrent appel le 10 mai 2022. Ils sollicitaient la confirmation de la condamnation prononcée et réclamaient en outre 48 979,20 euros pour l’ensemble des préjudices allégués. Ils invoquaient le caractère évolutif des fissures, le faux aplomb des façades excédant les tolérances normatives et le manquement du constructeur à son devoir de conseil concernant les menuiseries. L’assureur concluait à la confirmation du jugement et contestait toute condamnation solidaire.

La question posée à la cour était de déterminer si les désordres invoqués présentaient le caractère de gravité requis pour engager la responsabilité décennale du constructeur et, subsidiairement, si sa responsabilité contractuelle pouvait être retenue pour défaut de conseil.

La cour confirme pour l’essentiel la décision entreprise. Elle juge que ni le défaut d’aplomb des façades, ni les micro-fissures, ni les carrelages sonnant creux ne constituent des désordres de nature décennale. Elle écarte également la responsabilité contractuelle du constructeur au titre des menuiseries. Elle infirme toutefois le jugement sur la modalité de condamnation, estimant que l’assureur ne peut être tenu in solidum mais seulement en garantie des sommes dues par son assuré.

Cette décision illustre la rigueur avec laquelle les juridictions apprécient les conditions de mise en œuvre de la garantie décennale (I), tout en précisant les contours de la responsabilité contractuelle du constructeur et le régime de l’action directe contre l’assureur (II).

I. L’appréciation stricte des conditions de la garantie décennale

La cour refuse de qualifier de désordres décennaux les défauts affectant les façades (A) comme les autres malfaçons alléguées (B).

A. Le refus de retenir le caractère décennal des défauts des façades

L’article 1792 du Code civil subordonne la garantie décennale à l’existence d’un désordre compromettant la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination. La cour rappelle que cette gravité doit être démontrée, non simplement alléguée.

S’agissant du défaut d’aplomb des façades, la cour relève que l’expert a constaté un écart de 1,8 centimètre au niveau du plancher haut du rez-de-chaussée, soit 3 millimètres au-delà des tolérances prévues par les normes DTU. Elle retient néanmoins que « ce désordre est quasiment invisible à l’œil nu » et que « l’écart avec les tolérances admises n’a aucune incidence sur la solidité de l’ouvrage ». Le dépassement des normes techniques ne suffit donc pas à caractériser un désordre décennal lorsqu’il demeure sans conséquence fonctionnelle.

Concernant les fissures, les maîtres d’ouvrage produisaient un procès-verbal de constat du 27 novembre 2020 décrivant de nombreuses micro-fissures apparues postérieurement à l’expertise. La cour écarte cette prétention au motif qu’« il n’est pas démontré par un quelconque document technique que ces micro-fissures sont de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ». L’expert avait d’ailleurs qualifié les fissures initialement constatées de « minimes et peu visibles ». La production d’un simple constat d’huissier, dépourvu de valeur technique, ne peut suppléer l’absence de preuve de la gravité du désordre.

Cette analyse confirme une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Le dépassement des normes DTU ou l’apparition de fissures ne caractérise pas en soi un désordre décennal. Le maître d’ouvrage doit établir, par des éléments techniques probants, l’atteinte à la solidité ou à la destination de l’immeuble.

B. L’exclusion des autres désordres du champ de la garantie

La cour examine successivement les carrelages défectueux et le solin, seul désordre finalement retenu comme décennal.

S’agissant des carrelages, l’expert avait constaté que cinq d’entre eux sonnaient creux. La cour juge que « cette anomalie ne rend pas l’ouvrage impropre à sa destination dans la mesure où elle ne concerne que quelques carrelages et non l’ensemble du revêtement de sol ». Le caractère ponctuel du défaut exclut la qualification décennale. Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence établie : un désordre localisé, n’affectant pas la fonction globale de l’élément concerné, ne relève pas de la garantie des constructeurs.

Seul le solin perforé a été retenu comme désordre décennal. La cour approuve le premier juge en relevant que ce défaut, source d’infiltrations dans le garage, est « de nature à rendre l’immeuble impropre à sa destination, dès lors qu’il compromet le couvert du bâti ». L’atteinte à l’étanchéité d’un bâtiment caractérise classiquement un désordre décennal. Le coût de reprise, limité à 500 euros, n’affecte pas cette qualification qui dépend de la nature du dommage et non de son montant.

L’arrêt illustre ainsi la distinction fondamentale entre les défauts de conformité aux normes, qui ne relèvent pas nécessairement de la garantie décennale, et les désordres portant véritablement atteinte à la destination de l’ouvrage.

II. Les limites de la responsabilité du constructeur et le régime de garantie de l’assureur

La cour précise le périmètre de la responsabilité contractuelle du constructeur (A) avant de rectifier les modalités de condamnation de l’assureur (B).

A. L’absence de responsabilité contractuelle pour les prestations non comprises au marché

Les maîtres d’ouvrage reprochaient au constructeur un manquement à son devoir de conseil concernant l’insuffisance thermique des menuiseries. La cour écarte cette prétention par un double motif.

Elle relève d’abord que les menuiseries n’entraient pas dans le périmètre du marché. Le descriptif des matériaux ne comportait aucune mention à leur sujet et les factures réglées au constructeur ne portaient pas sur ce poste. La cour constate que « les menuiseries ont été choisies et achetées par les époux […] auprès des établissements […], la pose en étant confiée à M. […], deux entreprises distinctes » du constructeur. Le maître d’ouvrage avait donc traité directement avec un fournisseur et un poseur tiers.

La cour refuse ensuite de reconnaître au constructeur la qualité de maître d’œuvre. Elle souligne que les demandeurs « ne démontrent pas que la [société] a agi comme un maître d’œuvre pour l’ensemble des prestations de la maison, y compris celles réalisées par des tiers, alors qu’il n’est pas fait mention d’une quelconque mission de ce chef et d’une rémunération subséquente ». Le devoir de conseil s’apprécie au regard des obligations contractuellement assumées. En l’absence de mission de maîtrise d’œuvre, le constructeur n’avait pas à conseiller le maître d’ouvrage sur des prestations extérieures à son marché.

Cette solution rappelle que la responsabilité contractuelle du constructeur se mesure à l’aune de ses engagements. L’expert avait au surplus relevé que les menuiseries présentaient un niveau de performance « conforme à la qualité choisie et au prix payé ». L’insatisfaction des maîtres d’ouvrage procédait de leur propre choix, non d’un manquement du constructeur.

B. La rectification du régime de condamnation de l’assureur

La cour infirme le jugement en ce qu’il avait prononcé une condamnation in solidum du constructeur et de son assureur. Elle rappelle le fondement de l’action directe prévu par l’article L. 124-3 du Code des assurances, selon lequel « le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable ».

Cette action directe ne crée cependant pas de solidarité entre l’assuré et l’assureur. La cour précise que ce dernier est « seulement tenu de garantir les sommes mises à la charge de son assurée ». L’obligation de l’assureur présente un caractère accessoire : elle naît de la dette de l’assuré et s’exécute dans les limites du contrat.

La cour ajoute que « aucun plafond ni franchise n’est opposable au tiers lésé en matière d’assurance obligatoire, couvrant les dommages matériels garantis au titre de la responsabilité décennale ». Cette inopposabilité, prévue par l’article L. 243-1 du Code des assurances, protège le maître d’ouvrage qui peut obtenir réparation intégrale de l’assureur. Celui-ci conserve toutefois la faculté d’opposer sa franchise à son assuré dans leurs rapports internes.

Cette précision technique n’est pas anodine. La condamnation in solidum permettrait au créancier de poursuivre indifféremment l’un ou l’autre débiteur pour la totalité de la dette, chacun étant tenu au tout. La condamnation en garantie limite l’engagement de l’assureur à l’exécution de son obligation contractuelle de couverture. Si la distinction peut sembler formelle lorsque l’assuré est insolvable, elle conserve son importance pour la détermination des recours entre coobligés.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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