Cour d’appel de Nîmes, le 4 juillet 2025, n°24/00218

La réparation du préjudice consécutif à la perte injustifiée d’un emploi demeure l’un des terrains d’affrontement les plus vifs du droit social contemporain. Le plafonnement des indemnités introduit en 2017 nourrit un contentieux récurrent, dans lequel s’opposent la prévisibilité voulue par le législateur et l’exigence d’une indemnisation adéquate. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Nîmes le 4 juillet 2025 en offre une illustration significative.

Un salarié avait été engagé le 1er avril 2020 en qualité de manœuvre par une société du bâtiment. Placé en arrêt maladie dès juillet 2020, il avait saisi la juridiction prud’homale en juin 2021 afin d’obtenir la résiliation judiciaire de son contrat aux torts de l’employeur. Un licenciement pour inaptitude professionnelle était intervenu le 31 juillet 2021. La société employeur avait par la suite fait l’objet d’une liquidation judiciaire prononcée le 21 juillet 2023.

Par jugement du 15 décembre 2023, le conseil de prud’hommes d’Alès avait prononcé la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur et fixé diverses créances au passif de la liquidation. L’association AGS/CGEA de Toulouse avait interjeté appel, contestant uniquement le quantum des dommages-intérêts alloués au titre de la perte d’emploi, du préjudice moral et du manquement à l’obligation de sécurité. Le salarié sollicitait la confirmation du jugement et invoquait l’article 24 de la Charte sociale européenne pour écarter le barème légal d’indemnisation.

La question posée à la cour était double. Il s’agissait de déterminer si le barème de l’article L. 1235-3 du code du travail pouvait être écarté au profit d’une indemnisation intégrale du préjudice, puis d’apprécier le montant des réparations dues au titre du préjudice moral et du manquement à l’obligation de sécurité.

La cour d’appel de Nîmes a refusé d’écarter le barème légal, jugeant que l’article 24 de la Charte sociale européenne est dépourvu d’effet direct en droit interne. Elle a réduit l’indemnité pour perte d’emploi de 9 236,70 euros à 3 078,90 euros. Elle a par ailleurs ramené les dommages-intérêts pour préjudice moral de 5 000 euros à 1 500 euros et ceux pour manquement à l’obligation de sécurité au même montant.

La décision appelle un examen portant successivement sur le cadre de l’indemnisation de la perte d’emploi (I) et sur la réparation des préjudices distincts invoqués par le salarié (II).

I. Le maintien du barème légal comme cadre exclusif de l’indemnisation

La cour réaffirme la compatibilité du barème avec les normes internationales (A), avant d’en tirer les conséquences sur le quantum de l’indemnité allouée (B).

A. Le rejet de l’effet direct de la Charte sociale européenne

Le salarié invoquait l’article 24 de la Charte sociale européenne pour contourner le plafonnement légal. La cour écarte cette argumentation de manière nette. Elle rappelle que « les dispositions de la Charte sociale européenne selon lesquelles les États contractants ont entendu reconnaître des principes et des objectifs poursuivis par tous les moyens utiles, dont la mise en œuvre nécessite qu’ils prennent des actes complémentaires d’application […] ne sont pas d’effet direct en droit interne dans un litige entre particuliers ».

Cette position s’inscrit dans la jurisprudence constante de la Cour de cassation. La chambre sociale a jugé à plusieurs reprises que l’article 24 de la Charte sociale européenne ne crée pas de droits directement invocables par les justiciables. Le mécanisme de contrôle prévu par la Charte, confié au Comité européen des droits sociaux, exclut toute application immédiate devant les juridictions nationales.

La cour ajoute que les dispositions de l’article L. 1235-3 du code du travail sont compatibles avec l’article 10 de la Convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail. Cette convention exige une « indemnité adéquate » en cas de licenciement injustifié. La Cour de cassation considère que le barème légal satisfait à cette exigence en permettant « raisonnablement l’indemnisation de la perte injustifiée de l’emploi » tout en assurant « le caractère dissuasif des sommes mises à la charge de l’employeur ».

Le refus d’écarter le barème ferme la voie à une appréciation in concreto du préjudice subi. Cette solution présente l’avantage de la prévisibilité pour les employeurs. Elle suscite néanmoins des critiques doctrinales persistantes, certains auteurs estimant qu’un plafond trop bas prive le salarié d’une réparation intégrale.

B. L’application stricte des bornes légales d’indemnisation

La cour procède à une application rigoureuse du barème. Le salarié justifiait d’une année complète d’ancienneté dans une entreprise de moins de onze salariés. L’article L. 1235-3 du code du travail prévoyait en conséquence une indemnité comprise entre 0,5 et 2 mois de salaire brut.

Le conseil de prud’hommes avait alloué 9 236,70 euros, soit l’équivalent de six mois de salaire. Cette somme excédait manifestement le plafond légal. La cour réduit l’indemnité à 3 078,90 euros, correspondant à deux mois de salaire. Elle prend en compte « l’effectif de l’entreprise », « les circonstances de la rupture », « le montant de la rémunération », l’âge du salarié et son ancienneté.

La juridiction d’appel se situe ainsi au maximum du barème applicable. Cette appréciation tient compte des multiples manquements de l’employeur ayant conduit à la résiliation judiciaire. L’absence de déclaration préalable à l’embauche, le défaut de transmission de l’attestation de salaire, l’absence de visite médicale et les retards de paiement constituaient autant de griefs retenus par les premiers juges.

La réduction substantielle de l’indemnité illustre la contrainte mécanique exercée par le barème. Dans une entreprise de petite taille et pour une ancienneté modeste, le plafond demeure bas quelle que soit la gravité des manquements patronaux. Le pouvoir souverain des juges du fond s’exerce désormais dans un corridor étroit.

La transition vers l’examen des autres chefs de préjudice permet d’apprécier si la réparation globale du salarié demeure satisfaisante malgré cette limitation.

II. La réparation encadrée des préjudices distincts de la perte d’emploi

La cour admet le principe d’une indemnisation au titre du préjudice moral (A) et du manquement à l’obligation de sécurité (B), tout en procédant à une réévaluation à la baisse.

A. La reconnaissance mesurée du préjudice moral résultant de l’exécution déloyale

Le salarié invoquait un préjudice moral distinct de celui résultant de la perte d’emploi. Il dénonçait des accusations infondées de consommation d’alcool et de stupéfiants, un chantage relatif à des dégradations de véhicule et la nécessité de multiplier les courriers recommandés pour obtenir le paiement de ses salaires.

La cour retient l’exécution déloyale du contrat de travail. Elle relève que le salarié produit « plusieurs courriers recommandés avec accusé de réception » réclamant le paiement des salaires et la délivrance des bulletins de paie. Elle mentionne également des « échanges de sms révélant plusieurs désaccords », notamment un chèque sans provision remis en paiement du salaire.

Cette « exécution déloyale suffisamment illustrée par les pièces versées aux débats » justifie selon la cour l’allocation de dommages-intérêts. Toutefois, le montant est ramené de 5 000 euros à 1 500 euros. La juridiction ne motive pas expressément cette réduction. Elle se borne à constater que les éléments produits justifient la somme retenue.

Le préjudice moral lié à l’exécution déloyale se distingue du préjudice résultant de la rupture. L’article 1231-1 du code civil permet de réparer tout dommage causé par l’inexécution des obligations contractuelles. L’obligation de loyauté, inhérente au contrat de travail, fonde cette demande autonome.

La réduction opérée par la cour traduit une appréciation souveraine du préjudice. Les juges du fond disposent d’un large pouvoir d’évaluation, pourvu qu’ils caractérisent l’existence d’un dommage réparable. La somme allouée demeure modeste au regard des manquements retenus.

B. L’indemnisation conditionnée du manquement à l’obligation de sécurité

Le salarié reprochait à l’employeur un défaut de visite médicale d’information et de prévention ainsi que la mise à disposition de matériel dangereux. La cour écarte ce second grief, les photographies produites ne permettant pas « d’illustrer la violation de règles de sécurité » en l’absence de « tout constat objectif ».

S’agissant de l’absence de visite médicale, la cour rappelle le principe dégagé par la Cour de cassation depuis 2018 : « le salarié qui ne justifie pas du préjudice causé par le défaut d’organisation d’une visite médicale obligatoire peut être débouté de sa demande indemnitaire ». L’abandon du préjudice nécessaire impose désormais au salarié de démontrer un dommage effectif.

La cour relève que le salarié présentait lors de son embauche une pathologie ayant conduit à la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Elle estime que « le défaut de visite médicale d’information et de prévention cause au salarié un préjudice, par la perte d’une chance de mettre en place des mesures de prévention adaptées à la pathologie ou au handicap ».

La réparation est fixée à 1 500 euros, en réduction des 5 000 euros alloués par les premiers juges. Cette qualification en perte de chance explique la modestie de l’indemnisation. La certitude du préjudice fait défaut puisque la mise en place de mesures adaptées n’aurait pas nécessairement empêché l’aggravation de l’état de santé.

Cette analyse prolonge l’évolution jurisprudentielle exigeant la démonstration d’un préjudice distinct du simple manquement. L’obligation de sécurité conserve son caractère impératif, mais sa violation n’ouvre plus automatiquement droit à réparation. Le salarié doit établir un lien entre le manquement et un dommage caractérisé. La perte de chance constitue un fondement recevable lorsque le préjudice final demeure incertain.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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