Cour d’appel de Orléans, le 24 juin 2025, n°20/01090

L’accident du travail engage parfois la responsabilité de l’employeur au-delà du simple régime forfaitaire prévu par le Code de la sécurité sociale. La reconnaissance d’une faute inexcusable ouvre alors droit à une indemnisation complémentaire des préjudices personnels de la victime. La question de l’évaluation du déficit fonctionnel permanent illustre les difficultés pratiques de cette réparation.

Un salarié intérimaire a été victime d’un accident du travail le 13 février 2018 alors qu’il exerçait ses fonctions au sein d’une entreprise utilisatrice. La faute inexcusable de l’employeur a été reconnue par un arrêt antérieur du 29 mars 2022. La Cour d’appel d’Orléans a ensuite fixé diverses indemnités par arrêt du 26 mars 2024 et ordonné une expertise complémentaire aux fins d’évaluer le déficit fonctionnel permanent selon la nomenclature Dintilhac. L’expert a conclu à un taux global de 16%, composé d’un déficit orthopédique de 8% lié à un équin du pied et d’un déficit psychiatrique de 8% correspondant à un syndrome de stress post-traumatique atténué associé à un trouble somatoforme douloureux. La victime sollicitait une indemnisation de 45 280 euros sur la base d’une valeur de point de 2 830 euros. L’entreprise de travail temporaire et l’entreprise utilisatrice contestaient cette évaluation.

La question posée à la Cour d’appel d’Orléans était celle de la détermination de la valeur du point d’incapacité applicable pour calculer l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent d’une victime de faute inexcusable.

Par arrêt du 24 juin 2025, la Cour d’appel d’Orléans a retenu une valeur de point de 2 560 euros correspondant au barème applicable en 2020, année de la consolidation, et fixé l’indemnité à 40 960 euros. Elle a rappelé que la Caisse verserait directement cette somme à la victime avant de la récupérer auprès de l’entreprise de travail temporaire, laquelle bénéficie de la garantie de l’entreprise utilisatrice.

La présente décision invite à examiner successivement les modalités d’évaluation du déficit fonctionnel permanent en matière de faute inexcusable (I), puis les mécanismes de réparation propres au travail temporaire (II).

I. L’évaluation du déficit fonctionnel permanent après faute inexcusable

L’indemnisation du déficit fonctionnel permanent suppose d’abord une expertise médicale rigoureuse (A), dont les conclusions doivent ensuite être traduites en termes monétaires selon des critères objectifs (B).

A. La détermination expertale du taux de déficit

La Cour a ordonné une expertise complémentaire confiée à un professeur de médecine aux fins d’évaluer « le taux de déficit fonctionnel permanent dont M. [M] reste atteint des suites de son accident du 13 février 2018 selon sa définition issue du rapport Dintilhac ». Cette référence expresse à la nomenclature Dintilhac témoigne de l’alignement progressif de l’indemnisation des victimes de faute inexcusable sur le droit commun de la réparation du préjudice corporel.

L’expert a procédé à une évaluation distincte des composantes orthopédique et psychiatrique du déficit. Il relève que « la date de consolidation retenue est le 26 août 2020 » et que « depuis, il n’y a pas eu de modification de la symptomatologie clinique ou psychiatrique ». Le déficit orthopédique « en rapport avec l’équin du pied et la diminution des mobilités de la sous talienne est estimé à 8% ». Le sapiteur psychiatre a pour sa part conclu que « M. [M] présente un syndrome de stress post-traumatique atténué associé à un trouble somatoforme douloureux » justifiant également un taux de 8%.

Cette dualité de l’expertise révèle la complexité des séquelles d’un accident du travail qui affecte simultanément l’intégrité physique et psychique de la victime. Le taux global de 16% n’a pas été contesté par les parties, ce qui a permis à la Cour de se concentrer sur la seule question de la valorisation monétaire.

B. La fixation de la valeur du point d’incapacité

Le débat contentieux portait sur la valeur du point applicable. La victime réclamait 2 830 euros tandis que les sociétés intimées proposaient 2 560 euros. La Cour a tranché en faveur de cette dernière valeur au motif qu’il « convient de prendre en compte la valeur du point telle que fixée en 2020, soit, compte tenu de l’âge de M. [M] au moment de la consolidation – 34 ans – 2 560 euros ».

Cette motivation appelle deux observations. La date de référence retenue est celle de la consolidation et non celle du jugement ou de l’arrêt. Ce choix se justifie par le caractère rétrospectif de l’évaluation du déficit fonctionnel permanent qui cristallise l’état séquellaire à la date de consolidation. L’âge de la victime constitue également un paramètre déterminant puisque les barèmes indicatifs prévoient une valeur du point décroissante avec l’âge, le préjudice étant présumé plus important pour une victime jeune qui devra supporter ses séquelles pendant une durée plus longue.

L’écart entre les prétentions de la victime et le montant retenu s’explique vraisemblablement par l’utilisation de barèmes différents ou actualisés. La Cour a privilégié une approche objective en se référant au barème contemporain de la consolidation plutôt qu’à des valeurs postérieures potentiellement réévaluées.

II. Les mécanismes de réparation dans le cadre du travail temporaire

La configuration triangulaire du travail temporaire complexifie les circuits de réparation entre la Caisse et les employeurs (A) et fait jouer des garanties contractuelles spécifiques (B).

A. L’articulation entre avance et recours de la Caisse

La Cour « dit que la [Caisse] versera directement à M. [M] l’indemnité fixée par le présent arrêt et qu’elle en récupérera le montant auprès de la société [entreprise de travail temporaire] ». Ce mécanisme d’avance par la Caisse avec recours ultérieur contre l’employeur est prévu par l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale. Il garantit à la victime une indemnisation effective indépendamment de la solvabilité de l’employeur.

L’arrêt antérieur du 26 mars 2024 avait déjà « rappelé que la [Caisse] ne peut exercer son action récursoire que sur la base du taux retenu au terme de la décision définitive fixant le taux d’IPP dans les rapports entre la Caisse et l’employeur ». Cette précision distingue le taux d’incapacité permanente partielle servant au calcul de la rente viagère du taux de déficit fonctionnel permanent au sens de la nomenclature Dintilhac. Les deux notions, bien que proches, obéissent à des régimes juridiques distincts.

La Caisse assume ainsi un rôle d’intermédiaire financier qui sécurise la position de la victime tout en préservant le droit de l’organisme social à récupérer ses avances auprès de l’employeur fautif.

B. La garantie de l’entreprise utilisatrice

La Cour « rappelle que la société [entreprise utilisatrice] a été condamnée à garantir la société [entreprise de travail temporaire] de l’ensemble des conséquences financières résultant de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ». Cette garantie trouve son fondement dans l’article L. 412-6 du Code de la sécurité sociale qui prévoit que l’entreprise utilisatrice est responsable des conditions d’exécution du travail pendant la durée de la mission.

L’entreprise de travail temporaire demeure l’employeur juridique du salarié intérimaire et supporte à ce titre la charge de la faute inexcusable vis-à-vis de la Caisse. Elle dispose toutefois d’un recours contre l’entreprise utilisatrice qui exerçait le pouvoir de direction effectif au moment de l’accident. Ce mécanisme de garantie permet une répartition économiquement cohérente de la charge finale de la réparation.

La condamnation de l’entreprise utilisatrice aux dépens et au paiement de 2 500 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile confirme qu’elle est considérée comme la partie véritablement succombante. Sa demande reconventionnelle de condamnation de la victime sur le même fondement est logiquement rejetée. Cette solution traduit la volonté des juges de faire peser les conséquences ultimes de la faute inexcusable sur l’entité qui disposait de la maîtrise effective des conditions de travail.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture