Cour d’appel de Paris, le 10 juillet 2025, n°24/17711

Rendue par la Cour d’appel de Paris, Pôle 1, chambre 3, le 10 juillet 2025, la décision commente la possibilité d’ordonner, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, une expertise judiciaire complémentaire après une expertise diligentée sous l’égide d’une commission de conciliation et d’indemnisation. L’affaire naît d’une intervention prothétique compliquée d’une infection imputée à l’acte de soin, dont l’expertise préalable avait retenu l’impossibilité de fixer la consolidation, et donc d’évaluer les préjudices permanents. Le patient a ultérieurement sollicité une mesure in futurum pour compléter l’évaluation, en invoquant la consolidation et une aggravation. Le premier juge a refusé l’expertise, estimant qu’aucun défaut du premier rapport ni démonstration d’aggravation n’étaient établis. En appel, plusieurs défendeurs se sont remis à justice sur l’opportunité de l’expertise, tandis qu’un établissement public a demandé sa mise hors de cause. La cour était ainsi appelée à dire si la demande d’expertise remplissait les conditions du motif légitime et à en définir l’objet exact, au regard de la portée des opérations déjà menées et des engagements transactionnels intervenus. Elle infirme l’ordonnance en ce qu’elle a refusé l’expertise, ordonne une mesure strictement circonscrite à l’évaluation des préjudices non encore examinés et à l’éventuelle aggravation, met hors de cause l’établissement public, et statue sur les dépens et les demandes formées au titre de l’article 700.

I. Cadre et conditions de l’expertise in futurum

A. Motif légitime et office du juge des référés

La cour rappelle d’abord le standard applicable. Elle énonce que « il entre dans les pouvoirs du juge des référés d’ordonner une mesure d’instruction sollicitée, sous réserve pour le demandeur de justifier d’un motif légitime, à savoir, l’existence d’un procès potentiel à venir entre les parties, plausible et non manifestement voué à l’échec, dont la solution peut dépendre de cette mesure ». Elle précise encore que « la décision ordonnant une mesure in futurum n’implique aucun préjugé sur la responsabilité des parties appelées à la procédure ni sur les chances de succès du procès susceptible d’être ultérieurement engagé ». Le motif légitime réside ici dans l’impossibilité antérieure d’évaluer les séquelles, faute de consolidation au moment de la première expertise, alliée à la production ultérieure d’un certificat de consolidation. La cour ne recherche pas un grief contre l’expertise antérieure, mais la perspective utile de compléter la preuve, dans le strict périmètre de l’évaluation des préjudices postérieurs.

Cette approche est conforme à la finalité probatoire de l’article 145, qui vise la conservation ou l’établissement de preuves déterminantes pour un litige à venir. Le refus initial, fondé sur l’absence de critique technique des opérations antérieures, méconnaissait que l’empêchement d’évaluer le dommage permanent suffisait à caractériser l’utilité d’une nouvelle mesure. La cour corrige la focale en reliant le motif légitime à la consolidation intervenue et à la nécessité d’une évaluation médico-légale actuelle et contradictoire.

B. Précisions procédurales gouvernant la demande

La cour encadre la discussion par des rappels procéduraux précis. Elle souligne que « en application de l’article 954 alinéa 3 du code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion ». Elle ajoute que « il sera rappelé que les demandes tendant à voir donner acte, constater, juger ou encore dire et juger, ne constituent pas des prétentions au sens des articles 4 et 5 du code de procédure civile ». Elle précise enfin que « le fait par une partie de s’en rapporter à la justice sur le mérite d’une demande implique de sa part, non un acquiescement à cette demande, mais la contestation de celle-ci (1ère Civ., 21 octobre 1997, pourvoi n° 95-16.224) ».

Ces précisions évitent de déduire à tort un accord sur la mesure d’instruction des défendeurs qui s’en rapportent. Elles circonscrivent aussi l’office de la cour aux seules prétentions, excluant des demandes accessoires qui ne lient pas le juge. L’économie du débat se trouve clarifiée, ce qui permet d’ordonner une mesure utile sans anticiper sur le fond, conformément au caractère non préjudiciable de l’expertise in futurum.

II. Portée et limites de l’expertise ordonnée

A. Une mission circonscrite à l’évaluation des préjudices

La cour infirme la décision entreprise, en des termes qui expriment la finalité et la mesure du contrôle. Elle décide que « par voie de conséquence, la décision entreprise sera infirmée en ce qu’elle a refusé d’ordonner la mesure d’expertise sollicitée, laquelle sera ordonnée dans les conditions du présent dispositif en impartissant à l’expert une mission circonscrite à la détermination et à l’évaluation des préjudices non encore examinés ». Le dispositif consacre ce bornage en énonçant : « Ordonne une expertise judiciaire complémentaire à celle effectuée sous l’égide de la commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux d’Ile-de-France, sans possibilité de remettre en cause les conclusions du rapport déposé le 10 mai 2019 quant à l’appréciation des responsabilités encourues, ». La cour délimite ainsi strictement l’objet de la mesure, ce qui préserve la sécurité juridique des constatations antérieures sur l’imputabilité et concentre l’expertise sur l’évaluation médico-légale actualisée.

Cette méthode atteint un équilibre utile. Elle évite la dérive en contre‑expertise de responsabilité, souvent prohibée dans ce cadre, tout en permettant la quantification des chefs de préjudice permanents et la prise en compte d’une aggravation alléguée. La mise hors de cause de l’établissement public s’inscrit dans cette logique conservatoire, puisqu’aucune remise en cause des conclusions antérieures ne doit intervenir dans le cadre restreint de la mission.

B. Conséquences pratiques et appréciation critique

Les conséquences procédurales sont assumées. La cour statue sur les frais en cohérence avec l’intérêt de la mesure, et refuse toute indemnité de procédure en relevant que « conformément aux dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, l’équité pas plus que la situation économique des parties ne commandent qu’il soit alloué d’indemnité au titre des frais exposés dans le cadre de l’instance non compris dans les dépens ». La charge d’une provision et l’allocation des dépens à l’appelant reflètent le caractère à la fois sollicité et utile de la mesure à son bénéfice probatoire. La solution maintient l’économie du litige futur, en dissociant clairement l’établissement de la preuve de l’instance au fond, et en évitant toute pré-qualification de responsabilité.

Sur le plan de la valeur, l’arrêt est mesuré et conforme aux exigences de l’article 145. Il rappelle utilement les jalons procéduraux limitant le pouvoir du juge des référés, et protège l’autorité relative des constats antérieurs sans leur conférer plus qu’ils ne portent. Sa portée est pratique. Il conforte la possibilité d’une expertise complémentaire lorsque la consolidation intervient postérieurement à une expertise initiale restée partielle, tout en verrouillant le périmètre de la mission pour prévenir les dérives contentieuses. L’orientation ainsi donnée éclaire la pratique en responsabilité médicale, où la temporalité de la consolidation conditionne souvent la pleine évaluation des chefs de préjudice.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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