Cour d’appel de Paris, le 10 septembre 2025, n°22/04326

Rendue par la Cour d’appel de Paris le 10 septembre 2025, la décision commente un contentieux de forfait-jours, d’heures supplémentaires, de rémunération variable, de treizième mois et de prise d’acte. L’affaire oppose une salariée cadre du secteur des transports routiers à son employeur, dans un contexte de charge de travail soutenue, d’arrêts de travail et de réorganisations internes. Le Conseil de prud’hommes avait jugé la prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse et avait alloué diverses sommes, l’employeur ayant interjeté appel.

La juridiction d’appel devait notamment déterminer si l’absence de suivi effectif de la charge de travail rend le forfait-jours inopposable, si les éléments produits par la salariée suffisent à étayer des heures supplémentaires et la contrepartie obligatoire en repos, si la rémunération variable et le treizième mois restent dus selon les stipulations contractuelles, et si les manquements ainsi relevés justifient une prise d’acte requalifiée. Elle répond positivement sur l’inopposabilité du forfait-jours, confirme l’existence d’heures supplémentaires et de repos compensateurs, affine le traitement du variable et du treizième mois, et retient que la prise d’acte s’analyse en licenciement sans cause réelle et sérieuse.

I. Encadrement du forfait-jours et preuve des dépassements

A. Exigence d’un suivi annuel effectif

La cour rappelle d’abord les conditions strictes de validité et d’opposabilité du forfait-jours. Elle énonce que « En vertu des dispositions des articles L 3121-39 et suivants du code du travail, la conclusion d’une convention de forfait, pour être valable, doit être prévue par un accord collectif d’entreprise ou d’établissement et, à défaut, par une convention ou un accord de branche ; elle requiert l’accord du salarié et elle est établie par écrit ; un entretien annuel portant sur l’organisation du travail dans l’entreprise, la charge de travail du salarié, sa rémunération et l’articulation entre sa vie professionnelle et sa vie privée doit être organisé annuellement par l’employeur avec chaque salarié ayant conclu une convention de forfait. » L’exigence de contrôle de la charge et d’un échange annuel substantiel s’en déduit directement.

L’analyse des évaluations annuelles montre, selon les juges, des mentions trop laconiques pour satisfaire au standard exigé. La cour relève en particulier que « Aucune précision n’est donnée sur sa charge de travail et l’articulation entre sa vie professionnelle et personnelle. » Faute de suivi effectif et documenté, la solution s’impose, clairement formulée ainsi : « Dès lors le forfait jour lui est inopposable et celle-ci est fondée à solliciter le bénéfice d’éventuelles heures supplémentaires. » La motivation s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle exigeant des garanties concrètes, condition de l’équilibre recherché par le régime du forfait-jours.

B. Preuve partagée et évaluation souveraine des heures supplémentaires et de la COR

La cour rappelle le régime probatoire protecteur, qui exige une articulation sérieuse des éléments par le salarié et une réponse utile de l’employeur. Elle cite que « Aux termes de l’article L 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail effectuées, l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. » Elle ajoute que « Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. » L’évaluation du quantum ressort alors de l’office souverain du juge du fond.

La salariée produisait notamment agendas, relevés des premiers et derniers courriels, et pièces illustrant l’intensification des missions. La cour juge ces éléments « suffisamment précis » et constate l’absence de production utile de l’employeur, confirmant une évaluation de dix heures supplémentaires hebdomadaires. Elle rappelle encore que « Les heures supplémentaires peuvent être accomplies dans la limite d’un contingent annuel. Les heures effectuées au-delà de ce contingent annuel ouvrent droit à une contrepartie obligatoire sous forme de repos. » L’allocation des contreparties en repos au-delà du contingent annuel est donc maintenue, cohérente avec la démonstration d’un dépassement structurel.

II. Effets contractuels et rupture aux torts de l’employeur

A. Rémunération variable et treizième mois: interprétation des stipulations

La rémunération variable s’adossait à des objectifs annuels, régulièrement fixés et évalués. La cour note que « Des objectifs lui étaient régulièrement fixés lors des entretiens annuels et les résultats évalués lors de ces mêmes entretiens. » Elle distingue cependant, pour une année, une prime discrétionnaire ne correspondant pas à la part variable contractuelle, et ajuste les montants dus au regard des objectifs effectivement atteints et des preuves disponibles. Cette approche concilie sécurité contractuelle et contrôle concret de la réalité des performances.

S’agissant du treizième mois, la stipulation contractuelle est reproduite en ces termes: « il s’y rajoute l’équivalent d’un treizième mois versé au prorata temporis avec la paye de décembre ». Aucune condition de présence effective n’étant prévue, la cour en déduit le versement au prorata, indépendamment de l’arrêt de travail. L’interprétation privilégie la lettre de la clause et la prévisibilité de la rémunération, sans importer une condition absente du contrat. L’ensemble conforte une lecture rigoureuse des engagements, qui sanctionne l’imprécision des critères et protège le salarié contre les aléas non contractualisés.

B. Manquements caractérisés et qualification de la prise d’acte

Sur l’exécution loyale, la cour replace d’abord le litige dans le cadre du droit commun, rappelant que « Aux termes des articles 1103 et 1104 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. » Le constat d’une surcharge avérée, d’un suivi défaillant de la charge de travail, de critères de rémunération variable indéterminés et d’une dégradation des conditions de travail structure l’appréciation des manquements. Les pièces attestant d’un risque psycho-social et d’une réorganisation réduisant les responsabilités soutiennent une violation par l’employeur de ses obligations, en particulier de prévention et de loyauté.

La qualification de la rupture en découle logiquement. Après avoir rappelé le cadre de la prise d’acte, la cour conclut que « Eu égard à l’ensemble de ces dysfonctionnements, la prise d’acte doit s’analyser comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse. » Les conséquences indemnitaires sont confirmées, avec précision sur le point de départ des intérêts et la capitalisation conformément au code civil. La portée de l’arrêt tient à l’articulation ferme de trois exigences: suivi effectif du forfait-jours, loyauté dans la fixation et la mise en œuvre des composantes de rémunération, et vigilance accrue face aux risques psychosociaux, dont l’inobservation rejaillit sur la qualification de la rupture et ses suites.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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