Cour d’appel de Paris, le 11 septembre 2025, n°22/01499

La Cour d’appel de Paris, 11 septembre 2025, se prononce sur la prise d’acte d’un cadre dirigeant fondée sur des agissements de harcèlement moral. L’enjeu principal concerne l’articulation du régime probatoire et la qualification des faits retenus. L’arrêt fixe ensuite les effets de la prise d’acte et les conséquences indemnitaires, y compris le préavis conventionnel et le remboursement des allocations de chômage.

Les faits tiennent à une dégradation alléguée des conditions de travail, matérialisée par des reproches acerbes, des dénigrements répétés et un turnover élevé, attestés par plusieurs salariés. Aucune pièce médicale n’était produite. La salariée a pris acte de la rupture le 10 août 2018, puis a saisi le conseil de prud’hommes de Paris le 12 septembre 2018. Le jugement du 11 janvier 2022 a retenu la nullité et alloué diverses sommes. L’employeur a interjeté appel, contestant le harcèlement et la qualification de la rupture. La salariée a sollicité la confirmation, avec revalorisation du préavis et du quantum du harcèlement.

La question de droit porte sur la caractérisation d’un harcèlement moral au regard du mécanisme probatoire légal, et sur les effets d’une prise d’acte fondée sur ces manquements. La cour confirme l’existence d’un harcèlement, juge la prise d’acte justifiée et lui fait produire les effets d’un licenciement nul, en réévaluant le préavis selon la convention applicable et en ordonnant le remboursement des indemnités de chômage.

**I. Harcèlement moral et régime probatoire**

**A. Le cadre normatif et la méthode d’examen des faits**

L’arrêt rappelle d’abord la définition légale du harcèlement moral. Il énonce que « Aux termes de l’article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et sa dignité, d’altérer sa santé physique, mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Cette référence place l’analyse sous l’angle de la finalité et de l’effet, non de l’intention.

La cour rappelle ensuite la répartition de la charge probatoire. Elle cite que « Il résulte des articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail que, pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l’existence d’un harcèlement moral et que, dans l’affirmative, il revient au juge d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. » La formule « laissent supposer » confirme une étape probatoire assouplie avant le basculement de la charge.

La nullité de la rupture s’ensuit en cas de méconnaissance des textes protecteurs. L’arrêt cite que « Selon l’article L. 1152-3 du code du travail, toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions de l’article L. 1152-1 du même code est nul. » Cette conséquence renforce la portée pratique de la qualification.

**B. La qualification des éléments et l’échec de la preuve contraire**

La cour retient des attestations précises et circonstanciées, décrivant des « hurlements », des « séances d’humiliation » et un climat dégradé, sans qu’un certificat médical soit indispensable. Elle statue que « La salariée présente ainsi des éléments de fait, qui pris dans leur ensemble laissent supposer l’existence d’un harcèlement moral. » La cohérence d’ensemble l’emporte sur l’atomisation des faits.

La charge bascule alors sur l’employeur, à qui il « incombe par conséquent […] de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. » Les arguments tirés de manquements supposés de la salariée ne suffisent pas, faute notamment de traitement disciplinaire régulier et d’éléments objectifs précis. La cour conclut que « Ainsi, l’employeur ne prouve pas que les agissements présentés par la salariée ne sont pas constitutifs d’un harcèlement moral et que sa décision était justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement qui sera donc retenu. » L’arrêt s’inscrit dans une jurisprudence désormais stable, attentive aux attestations circonstanciées et à la dynamique globale du conflit.

**II. Prise d’acte justifiée et conséquences**

**A. La qualification de la rupture au regard des manquements**

La cour expose d’abord le régime de la prise d’acte. Elle énonce que « Il résulte de la combinaison des articles L. 1231-1, L. 1237-2 et L. 1235-1 du code du travail que la prise d’acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquements suffisamment graves de l’employeur qui empêchent la poursuite du contrat. » Elle précise encore que « L’écrit par lequel le salarié prend acte de la rupture du contrat de travail en raison de faits qu’il reproche à son employeur ne fixe pas les limites du litige. » Le juge apprécie donc tous les manquements invoqués, même non mentionnés dans la lettre.

La solution de droit positif est rappelée sans ambiguïté. L’arrêt cite que « Enfin, lorsque le salarié prend acte de la rupture en raison de faits qu’il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets soit d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse ou nul selon les circonstances, si les faits invoqués le justifient, soit d’une démission dans le cas contraire. » Après avoir retenu le harcèlement, la cour applique ce régime. Elle juge que « Ces agissements ayant pour effet de porter atteinte à l’honneur de la salariée et aux conditions de travail de celle-ci caractérisent un manquement suffisamment grave de l’employeur empêchant la poursuite du contrat. La prise d’acte de la rupture est dès lors justifiée et doit produire les effets d’un licenciement nul. » La solution lie ainsi étroitement nullité et violation des règles protectrices de la santé au travail.

**B. Les suites indemnitaires et accessoires**

S’agissant du préavis, l’arrêt mobilise la combinaison du code et de la convention. Il rappelle utilement que « Selon l’article L.1234-5 du même code, lorsque le salarié n’exécute pas le préavis, il a droit, sauf s’il a commis une faute grave, à une indemnité compensatrice. » Au regard du statut cadre et des stipulations conventionnelles, la cour retient trois mois. Elle décide que « Au regard du salaire et des avantages perçus par la salariée tel que ressortant de l’attestation destinée à Pôle emploi, il convient de lui allouer une indemnité compensatrice de préavis d’un montant de 18.752 euros bruts, outre la somme de 1.875 euros bruts de congés payés afférents. » L’articulation opère selon la règle du plus favorable.

L’indemnité légale de licenciement est confirmée, sur le fondement des articles L.1234-9 et R.1234-2, après choix de l’assiette la plus avantageuse. L’arrêt rappelle que « Aux termes de l’article L.1234-9 du code du travail, le salarié titulaire d’un contrat de travail à durée indéterminée, licencié alors qu’il compte 8 mois d’ancienneté ininterrompus au service du même employeur, a droit, sauf en cas de faute grave, à une indemnité de licenciement. » Le calcul respecte les modalités réglementaires.

Pour l’indemnité due en cas de nullité, la cour applique le plancher légal. Elle reproduit que « L’article L. 1235-3-1 du code du travail dispose que l’article L. 1235-3 n’est pas applicable lorsque le juge constate que le licenciement est entaché d’une des nullités prévues au deuxième alinéa du présent article. Dans ce cas, lorsque le salarié ne demande pas la poursuite de l’exécution de son contrat de travail ou que sa réintégration est impossible, le juge lui octroie une indemnité, à la charge de l’employeur, qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. » L’arrêt ajoute enfin que « Eu égard à l’ancienneté de la salariée, à son âge et à son salaire, il lui sera alloué la somme de 38.000 euros bruts à titre d’indemnité pour licenciement nul. » Le montant dépasse le plancher et demeure proportionné aux données du dossier.

La décision ordonne aussi le remboursement des indemnités de chômage, conformément au texte. L’arrêt rappelle que « En dernier lieu, l’article L. 1235-4 du code du travail, dans sa rédaction applicable à la date de la rupture, dispose que dans les cas prévus aux articles L. 1132-4, L. 1134-4, L. 1144-3, L. 1152-3, L. 1153-4, L. 1235-3 et L. 1235-11, le juge ordonne le remboursement par l’employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage par salarié intéressé. » En application, « Compte tenu des développements précédents, il sera ordonné d’office à l’employeur de rembourser aux organismes concernés les indemnités de chômage éventuellement versées par eux à la salariée dans la limite de six mois d’indemnités. » L’économie de l’arrêt s’inscrit ainsi dans une cohérence complète entre protection substantielle et sanctions accessoires.

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