Cour d’appel de Paris, le 11 septembre 2025, n°22/05357

La Cour d’appel de Paris, 11 septembre 2025, Pôle 6, chambre 9, tranche un litige de droit du travail mêlant harcèlement moral, droit de retrait, rémunération variable et nullité d’un licenciement. Un salarié, recruté en 2015 et transféré en 2018, a connu un arrêt maladie en 2019, a exercé un droit de retrait puis a été licencié pour faute grave, l’employeur reprochant un abandon de poste. Par jugement du 7 avril 2022, le conseil de prud’hommes l’a débouté de l’ensemble de ses prétentions, décision frappée d’appel par le salarié qui sollicitait réintégration, rappels salariaux et dommages‑intérêts, tandis que l’employeur demandait confirmation et remboursement d’un trop‑perçu.

Le débat procédural a opposé, en appel, deux thèses nettes sur la portée des obligations de prévention, la légitimité d’un droit de retrait en présence d’un risque psychosocial, l’assiette des primes contractuelles sans objectifs fixés et la sanction d’une lettre de rupture mentionnant une action en justice envisagée. La question centrale tenait à la combinaison de plusieurs régimes protecteurs, ainsi qu’au contrôle de la lettre de licenciement au regard d’une liberté fondamentale.

La cour infirme le jugement en partie. Elle retient l’existence d’un harcèlement moral et d’un manquement à l’obligation de prévention, juge légitime le droit de retrait, alloue des rappels de rémunération variable et de « plan de rétention » faute d’objectifs, et surtout déclare nul le licenciement en raison de la référence à une procédure contentieuse envisagée. Elle ordonne la réintégration et fixe le salaire dû jusqu’à celle‑ci, tout en rejetant la demande reconventionnelle de l’employeur.

I. Le sens de la décision au regard des obligations contractuelles et protectrices

A. Rémunération variable et plan de rétention: l’exigence d’objectifs établis et réalistes

La cour rappelle la nature contractuelle des primes d’objectifs en des termes précis: « Il résulte des dispositions de l’article 1353 du code civil que, lorsque le contrat de travail prévoit le paiement d’une prime en fonction d’objectifs, cette prime présente un caractère contractuel qui engage l’employeur en sa totalité, sauf si celui-ci prouve qu’il a communiqué au salarié ses objectifs en début d’exercice, que ces objectifs étaient réalistes et qu’ils n’ont pas été atteints par le salarié. » Ce rappel situe clairement la charge de la preuve sur l’employeur, dès lors que la prime est stipulée.

Appliquant ce principe, la cour constate l’absence du document définissant la structure et les règles de la rémunération variable et souligne sans détour: « Il est constant qu’un tel document annexe n’a jamais été établi. » Le rappel se calcule alors sur une moyenne antérieure et au prorata du temps de travail effectif, solution respectueuse du caractère contractuel de la prime et de l’exécution partielle de l’année.

Le même raisonnement gouverne le plan de rétention, fondé sur des objectifs devant être fixés séparément. Faute d’objectifs, la cour déduit que le bénéficiaire « est donc fondé à percevoir le montant maximal des primes prévues par ce plan. » La solution illustre une logique de sécurité juridique: sans objectifs portés à la connaissance en temps utile, l’aléa contractuel se résout au profit du salarié.

B. Harcèlement moral et droit de retrait: la protection face au risque psychosocial

La cour expose le cadre légal du harcèlement moral dans les termes suivants: « Aux termes de l’article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Sur la preuve, elle ajoute: « Conformément aux dispositions de l’article L.1154-1 du même code, il appartient au salarié de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement et au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces faits ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il juge utiles. »

Au regard des éléments versés, la cour constate une mise à l’écart, un retrait de responsabilités et une amputation de la rémunération variable, et juge sans ambiguïté: « Il résulte de ces considérations que les faits de harcèlement moral sont établis, contrairement à ce qu’a estimé le conseil de prud’hommes. » Elle retient en outre un manquement distinct à l’obligation de prévention, rappelant que « Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés. »

S’agissant du droit de retrait, la cour rappelle d’abord sa faculté d’exercice: « Il peut se retirer d’une telle situation. » Puis elle ancre la conséquence salariale en ces termes: « Il résulte des dispositions de l’article L.4131-3 du même code que, s’il est légitime, le droit de retrait ne peut donner lieu à aucune retenue. » La légitimité est admise en raison de la persistance du risque psychosocial non jugulé, malgré l’aptitude médicale, ce qui éclaire la protection particulière accordée à la santé mentale au travail.

La clarification de ces régimes protecteurs éclaire le terrain sur lequel s’inscrit l’analyse de la rupture, spécialement lorsque la lettre évoque une démarche contentieuse.

II. La valeur et la portée de la solution retenue

A. Nullité du licenciement et liberté d’ester en justice: une protection renforcée

La cour érige la liberté d’ester en justice au rang de pivot du contrôle de la lettre de licenciement. Elle énonce que « Est nul, comme portant atteinte à une liberté fondamentale constitutionnellement garantie, le licenciement intervenu en raison d’une action en justice introduite ou susceptible d’être introduite par le salarié à l’encontre de son employeur. » Elle ajoute ensuite une règle décisive de technique contentieuse: « La seule référence dans la lettre de rupture à une procédure contentieuse envisagée par le salarié est constitutive d’une atteinte à la liberté fondamentale d’ester en justice entraînant à elle seule la nullité de la rupture. »

La solution confirme une ligne jurisprudentielle protectrice, qui dissocie la légitimité d’une sanction disciplinaire des mentions portées dans la lettre, lorsque celles‑ci laissent transparaître un grief lié à l’initiative contentieuse. La nullité de plein droit ainsi prononcée emporte réintégration, rappel des salaires sans déduction des revenus de remplacement et référence salariale incluant fixe et commissions, ce que la cour explicite par une méthode de calcul stable et intelligible.

L’exigence de neutralité rédactionnelle de la lettre de rupture se trouve conséquemment renforcée. La moindre allusion à une procédure envisagée suffit à vicier la rupture, sans qu’il soit nécessaire d’établir une intention de rétorsion autonome.

B. Portée pratique pour la gestion et la prévention

Plusieurs enseignements opérationnels se dégagent. Sur la rémunération variable et les plans d’incitation, l’employeur doit formaliser en début d’exercice des objectifs réalistes, diffusés et conservés, faute de quoi l’obligation contractuelle subsiste intégralement. L’absence d’annexe ou d’objectifs entraîne le versement sur moyenne, voire au maximum du plan, ce qui milite pour des dispositifs documentés et opposables.

Sur la santé au travail, l’obligation de prévention commande des mesures concrètes, traçables et adaptées aux alertes, à défaut desquelles s’exposent des réparations distinctes. La décision admet que le droit de retrait puisse être légitime en présence d’un risque psychosocial persistant, malgré une aptitude médicale, dès lors que l’environnement demeure dégradé et non sécurisé.

Enfin, la rédaction des lettres de licenciement requiert une vigilance accrue. Toute mention d’une action en justice envisagée fragilise irrémédiablement la rupture, par l’effet direct attaché à la liberté fondamentale d’ester. La portée est considérable: au‑delà de l’affaire, elle incite à dissocier strictement l’analyse disciplinaire de tout élément contentieux, et à préférer un raisonnement exclusivement factuel, exempt de références procédurales.

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Hassan KOHEN
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