Cour d’appel de Paris, le 12 septembre 2025, n°24/14344

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 12 septembre 2025 s’inscrit dans le contentieux né de la restructuration financière d’un groupe spécialisé dans l’accompagnement des personnes âgées dépendantes. À la suite d’un scandale médiatique ayant fragilisé sa situation commerciale et financière, cette société a engagé plusieurs procédures de conciliation puis de sauvegarde accélérée pour restructurer une dette de plusieurs milliards d’euros.

Des créanciers obligataires, détenteurs de titres de dette non sécurisée, ont assigné la société débitrice et un établissement public investisseur en réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi du fait de leur exclusion des négociations ayant conduit à l’accord de restructuration. Ils invoquaient notamment une rupture brutale des négociations précontractuelles et une atteinte au principe d’égalité entre créanciers. Par jugement du 4 juin 2024, le Tribunal de commerce de Paris s’est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Nanterre, déjà saisi de la procédure collective.

Les créanciers ont interjeté appel, contestant tant la compétence retenue que le bien-fondé de cette décision. L’établissement public a formé appel incident pour voir déclarer les demandes irrecevables. Devant la cour, les créanciers soutenaient que leur action en responsabilité délictuelle était distincte de la procédure collective et relevait du droit commun. La société débitrice et l’établissement public opposaient l’irrecevabilité des demandes au regard des règles propres aux procédures collectives, notamment l’interdiction des poursuites individuelles et l’autorité de chose jugée attachée au plan de sauvegarde.

La question posée à la cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si une action en responsabilité délictuelle fondée sur le comportement adopté pendant les négociations de restructuration pouvait échapper à l’interdiction des poursuites individuelles. Il convenait ensuite d’examiner si le principe d’égalité entre créanciers pouvait fonder une telle action en dehors du cadre de la procédure collective.

La Cour d’appel de Paris infirme partiellement le jugement. Elle retient sa compétence pour statuer sur les demandes dirigées contre l’établissement public, tiers à la procédure collective. Elle déclare toutefois irrecevables les demandes formées contre la société débitrice, en raison de l’interdiction des poursuites individuelles. Sur le fond, elle rejette l’ensemble des prétentions des créanciers, considérant que ni la rupture fautive des négociations ni l’atteinte au principe d’égalité ne sont caractérisées.

Cette décision invite à examiner successivement les conditions de recevabilité de l’action en responsabilité dans le contexte d’une procédure collective (I), puis les critères d’appréciation de la faute dans la conduite des négociations de restructuration (II).

I. La recevabilité conditionnée de l’action en responsabilité pendant la procédure collective

L’arrêt précise d’abord le champ d’application de l’interdiction des poursuites individuelles à l’égard du débiteur (A), avant de reconnaître la possibilité d’agir contre les tiers à la procédure (B).

A. L’application stricte de l’interdiction des poursuites contre le débiteur

La cour rappelle avec fermeté le principe cardinal de l’interdiction des poursuites individuelles posé par l’article L.622-21 du code de commerce. Elle souligne que « le jugement d’ouverture interdit toute action en justice de la part de tous les créanciers dont la créance n’est pas mentionnée au I de l’article L.622-17 et tendant à la condamnation du débiteur au paiement d’une somme d’argent ».

Les créanciers soutenaient que leur action, fondée sur une faute délictuelle commise avant l’ouverture de la procédure, échappait à cette interdiction. Ils arguaient que la créance de réparation était née des négociations précontractuelles et non de la procédure collective elle-même. La cour rejette cette analyse en relevant que « la demande de dommages-intérêts dirigée contre la société débitrice tend nécessairement à la condamnation de cette dernière au paiement d’une somme d’argent ».

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui refuse de distinguer selon l’origine de la créance pour l’application de l’interdiction des poursuites. La Cour de cassation a en effet jugé à plusieurs reprises que seule la nature pécuniaire de la demande importe, indépendamment de son fondement juridique. La cour d’appel fait une application orthodoxe de ce principe en déclarant les demandes irrecevables « quelle que soit leur nature ».

La portée de cette solution mérite attention. Elle confirme que l’ouverture d’une procédure collective neutralise temporairement le droit d’action des créanciers antérieurs, y compris lorsque la créance trouve son origine dans un comportement fautif du débiteur. Le créancier doit alors déclarer sa créance et attendre l’issue de la procédure pour espérer un paiement, fût-il partiel.

B. La préservation du droit d’action contre les tiers à la procédure

La cour adopte une position différente s’agissant de l’établissement public mis en cause. Elle affirme que « l’action en responsabilité délictuelle dirigée contre un tiers à la procédure collective n’est pas soumise à l’interdiction des poursuites individuelles ». Cette distinction repose sur le fondement même de la règle. L’interdiction des poursuites vise à protéger le débiteur et à préserver l’égalité entre créanciers dans le cadre de la procédure. Elle n’a pas vocation à s’étendre aux tiers qui demeurent soumis au droit commun de la responsabilité.

La cour relève que l’établissement public « n’est pas le débiteur en procédure collective et n’est pas davantage un codébiteur solidaire » de la société restructurée. Dès lors, les créanciers conservent la faculté de rechercher sa responsabilité sur le fondement de l’article 1240 du code civil.

Cette solution présente un intérêt pratique considérable dans le contexte des restructurations complexes. Elle permet aux créanciers qui s’estiment lésés par le comportement d’investisseurs ou de repreneurs d’exercer une action autonome, sans être paralysés par l’ouverture d’une procédure collective concernant le débiteur principal. La cour refuse toutefois de retenir la compétence du tribunal de commerce de Nanterre pour connaître de cette action, estimant qu’il n’existe pas de lien de connexité suffisant avec la procédure collective.

II. L’appréciation rigoureuse de la faute dans la conduite des négociations

La cour examine ensuite le bien-fondé des griefs articulés par les créanciers, écartant tant la rupture fautive des négociations (A) que l’atteinte alléguée au principe d’égalité (B).

A. L’absence de rupture fautive des pourparlers

Les créanciers reprochaient à la société débitrice et à l’établissement public d’avoir rompu brutalement les négociations engagées en vue de leur participation à la restructuration. Ils invoquaient l’existence de pourparlers avancés et la création d’une confiance légitime dans l’aboutissement d’un accord.

La cour rappelle les conditions de la responsabilité pour rupture abusive des négociations. Elle souligne que « la liberté contractuelle implique celle de rompre les pourparlers, la faute ne pouvant résulter du seul fait de cette rupture ». Elle précise que la rupture n’est fautive que si elle intervient « avec une brutalité certaine et dans des circonstances de nature à caractériser une faute dans l’exercice du droit de rompre les pourparlers ».

En l’espèce, la cour constate que les créanciers « n’ont jamais été partie aux négociations relatives à l’accord de principe puis à l’accord de lock-up ». Elle relève qu’ils « n’ont pas été destinataires de la lettre d’invitation à négocier » adressée par la société aux créanciers représentés par le comité de pilotage. L’existence même de pourparlers entre les appelants et les intimés n’est donc pas établie.

La cour ajoute que les échanges intervenus ne caractérisent pas davantage une négociation au sens juridique du terme. Les créanciers ont certes manifesté leur intérêt pour participer à la restructuration, mais « aucun élément ne démontre que leurs propositions aient fait l’objet d’une quelconque discussion ni qu’un accord ait été envisagé avec eux ». La demande est donc rejetée faute de démontrer l’existence de pourparlers susceptibles d’avoir été rompus.

B. Le rejet du grief tiré de l’atteinte au principe d’égalité

Les créanciers invoquaient également une violation du principe d’égalité entre créanciers, estimant avoir été injustement écartés des négociations au profit d’autres porteurs de la même dette. La cour procède à un examen approfondi de ce moyen.

Elle commence par rappeler que le principe d’égalité entre créanciers « s’apprécie dans le cadre de la procédure collective et non dans les négociations préalables à celle-ci ». Elle souligne que « les négociations menées en période de conciliation relèvent de la liberté contractuelle et ne sont pas soumises aux règles d’ordre public de la procédure collective ».

La cour relève ensuite que les créanciers appelants et ceux qui ont participé aux négociations « ne se trouvaient pas dans une situation identique ». Elle constate que « les créanciers signataires de l’accord de lock-up représentaient une part substantielle de la dette non sécurisée et avaient accepté de prendre des engagements contraignants ». Les appelants, détenant une fraction moindre de cette dette, ne justifiaient pas d’une capacité équivalente à contribuer au succès de la restructuration.

La cour conclut que « la différence de traitement constatée repose sur des critères objectifs tenant à l’importance respective des créances détenues et aux engagements acceptés par les uns et non par les autres ». Elle ajoute que « le plan de sauvegarde arrêté par le tribunal a été adopté conformément aux règles légales et que son homologation n’a pas été contestée ». L’atteinte au principe d’égalité n’est donc pas caractérisée.

Cette analyse confirme que le principe d’égalité entre créanciers ne fait pas obstacle à ce que le débiteur privilégie certains interlocuteurs dans la phase de négociation précédant l’ouverture ou le déroulement de la procédure collective. Seul le respect des règles de vote et d’adoption du plan, contrôlé par le tribunal, garantit l’égalité dans le cadre de la procédure elle-même. La cour valide ainsi une approche pragmatique de la restructuration, qui admet la différenciation entre créanciers dès lors qu’elle repose sur des critères objectifs et n’affecte pas les droits reconnus par la loi dans le cadre de la procédure collective.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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