Cour d’appel de Paris, le 16 juin 2025, n°20/05501

La responsabilité solidaire du dirigeant pour les dettes fiscales de sa société constitue un mécanisme redoutable du droit fiscal. Elle permet au comptable public, lorsque le recouvrement des impositions devient impossible, de poursuivre personnellement celui qui a exercé la direction effective de la personne morale défaillante. L’article L. 267 du livre des procédures fiscales subordonne toutefois cette action à la démonstration de manœuvres frauduleuses ou d’une inobservation grave et répétée des obligations fiscales imputable au dirigeant.

La cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 16 juin 2025, a eu à connaître d’une telle action. Une société à responsabilité limitée exerçant dans le secteur du bâtiment avait fait l’objet de deux propositions de rectification, en décembre 2011 puis en avril 2012, portant sur la taxe sur la valeur ajoutée et l’impôt sur les sociétés pour les exercices 2008 à 2011. L’administration fiscale lui reprochait d’avoir appliqué à tort le taux réduit de taxe sur la valeur ajoutée, d’avoir déduit cette taxe sur des factures de complaisance émises par des sociétés sous-traitantes qui n’en étaient pas les véritables bénéficiaires, et d’avoir minoré ses bases imposables. Un avis de mise en recouvrement a été émis le 22 octobre 2012 pour un montant total de 190 860 euros, dont 147 766 euros de droits et 43 094 euros de pénalités.

La société a élevé une réclamation contentieuse et obtenu un sursis à paiement contre le nantissement de son fonds de commerce. Sa réclamation a été rejetée le 13 octobre 2015, puis sa requête devant le tribunal administratif le 19 décembre 2016. Mise en demeure de payer le 16 février 2017, la société a été radiée du registre du commerce le 7 juin 2018 puis placée en liquidation judiciaire le 21 juin 2019, la date de cessation des paiements étant fixée au 21 décembre 2017.

Le comptable public a assigné l’ancien gérant, qui avait exercé ses fonctions du 5 janvier 2006 au 31 août 2013, en paiement solidaire des impositions éludées. Le tribunal judiciaire de Paris l’a condamné par jugement du 30 janvier 2020. L’intéressé a interjeté appel. Par arrêt du 6 décembre 2021, la cour a ordonné un sursis à statuer dans l’attente d’une décision administrative définitive sur le montant de la taxe sur la valeur ajoutée. Le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel de Paris, par arrêts des 25 avril 2022 et 26 avril 2024, ont rejeté les recours formés par le dirigeant.

Le dirigeant soutenait que les redressements ne procédaient que d’erreurs commises de bonne foi, que la société avait toujours déposé ses déclarations dans les délais et que le caractère grave des manquements ne pouvait être retenu. Il reprochait également au comptable public d’avoir laissé s’écouler près de trois ans avant de rejeter la réclamation, de n’avoir pas demandé de garanties complémentaires malgré les résultats déficitaires, de n’avoir pas mis en œuvre d’avis à tiers détenteur auprès des clients de la société ni réalisé le nantissement consenti, et de n’avoir pas assigné la société en liquidation judiciaire.

La question posée à la cour était de déterminer si les conditions de mise en œuvre de la responsabilité solidaire du dirigeant, prévues par l’article L. 267 du livre des procédures fiscales, étaient réunies, tant au regard du caractère grave et répété des inobservations fiscales que du lien de causalité entre ces manquements et l’impossibilité de recouvrer la créance.

La cour d’appel de Paris confirme le jugement et condamne le dirigeant au paiement solidaire de la somme de 189 799 euros. Elle retient que « la rétention de taxe sur la valeur ajoutée par application d’un taux minoré et sa déduction sur la base de factures de complaisance dont la société facturière n’était pas le bénéficiaire et qui a donné lieu à une pénalité pour manquement délibéré, présente un caractère évident de gravité ». Elle juge que l’irrécouvrabilité résulte « de la poursuite artificielle de l’activité par minoration de l’impôt » et que le comptable public n’a commis aucune négligence.

Cette décision invite à examiner successivement la caractérisation des manquements fiscaux imputables au dirigeant (I), puis l’appréciation du lien de causalité entre ces manquements et l’impossibilité de recouvrer la créance (II).

I. La caractérisation des manquements fiscaux imputables au dirigeant

La cour retient la gravité des infractions fiscales commises par la société (A), tout en soulignant l’indifférence de la bonne foi du dirigeant dans la mise en œuvre de l’article L. 267 (B).

A. La gravité des infractions fiscales retenue par la cour

L’article L. 267 du livre des procédures fiscales exige que le dirigeant soit responsable de « manœuvres frauduleuses ou de l’inobservation grave et répétée des obligations fiscales ». La cour procède à une analyse minutieuse des redressements notifiés à la société.

Elle relève que la société « a facturé, à plusieurs reprises, pour différents chantiers, des taux de taxe sur la valeur ajoutée minorés » et « a déduit, en connaissance de cause, la taxe sur la valeur ajoutée de plusieurs factures établies par trois sociétés sous-traitantes […] qui n’en étaient pas les bénéficiaires ». La cour souligne que sur les 241 copies de chèques demandées, 209 mentionnaient un bénéficiaire autre que les sociétés facturières et 29 ne portaient pas d’ordre mais un numéro de compte étranger à celles-ci. Ces constatations établissent le recours à des factures de complaisance, pratique caractéristique de la fraude fiscale.

Les montants en cause sont significatifs : 39 913 euros au titre de 2009, 43 078 euros au titre de 2010 et 21 222 euros pour le premier semestre 2011, auxquels s’ajoutent diverses déductions indues. La cour qualifie ces faits de manquements présentant « un caractère évident de gravité ». Elle écarte l’argument tiré du dépôt régulier des déclarations fiscales en relevant que « les montants dus au titre de la TVA étaient erronés et largement diminués ». Le caractère répété est pareillement établi, les infractions s’étant reproduites sur plusieurs exercices consécutifs.

Cette appréciation s’inscrit dans une jurisprudence constante qui considère la minoration systématique des déclarations et le recours aux factures fictives comme des manquements d’une particulière gravité, indépendamment du fait qu’il s’agisse d’un premier contrôle fiscal.

B. L’indifférence de la bonne foi du dirigeant

Le dirigeant invoquait sa bonne foi et le fait que l’administration fiscale avait elle-même reconnu l’absence de mauvaise foi pour certains redressements. La cour écarte cet argument par une formule dénuée d’ambiguïté : « la solidarité prévue à l’article L.267 précité n’est pas conditionnée à la mauvaise foi du dirigeant ».

Cette position correspond à la lettre du texte, qui vise l’inobservation grave et répétée des obligations fiscales sans exiger la démonstration d’une intention frauduleuse. La distinction entre les conditions d’application des pénalités pour manquement délibéré et celles de la responsabilité solidaire du dirigeant est ainsi clairement posée. L’administration peut avoir appliqué la majoration de 40 % sur certains chefs de redressement seulement, sans que cela fasse obstacle à la mise en jeu de la responsabilité du dirigeant pour l’ensemble des impositions.

Cette solution présente une rigueur certaine pour le dirigeant. Elle signifie qu’une erreur d’appréciation, même commise sans intention de frauder, peut engager sa responsabilité personnelle dès lors qu’elle revêt un caractère de gravité suffisant et se répète dans le temps. La cour relève toutefois que les déductions opérées sur factures de complaisance l’ont été « en connaissance de cause », ce qui nuance l’absence de mauvaise foi alléguée par le dirigeant.

II. L’appréciation du lien de causalité entre les manquements et l’irrécouvrabilité

La cour examine le comportement du comptable public dans la conduite du recouvrement (A), avant de consacrer l’imputabilité de l’irrécouvrabilité aux seuls agissements du dirigeant (B).

A. L’absence de négligence du comptable public

Le dirigeant développait une argumentation fournie tendant à imputer l’irrécouvrabilité de la créance aux carences de l’administration fiscale. Il reprochait notamment le délai de près de trois ans pour statuer sur la réclamation contentieuse, l’absence de garanties complémentaires au nantissement, le défaut de saisies auprès des clients de la société et l’absence d’assignation en liquidation judiciaire.

La cour écarte méthodiquement chacun de ces griefs. Sur le délai de traitement de la réclamation, elle relève que « les quelques relevés de compte présentant un compte créditeur et les états financiers attestant des pertes subies par la société pour les exercices 2013 et 2014 produits par M. [Y] ne permettent pas d’établir que la situation financière de la société […] aurait alors permis au comptable public d’obtenir le paiement de la dette fiscale par la mise en œuvre de mesures d’exécution forcée ».

Sur l’absence de garanties complémentaires, la cour observe qu’il n’est « aucunement établi que la société possédait des biens ou un actif, hormis son fonds de commerce dont la valeur était nulle ». Elle précise que le droit au bail invoqué par le dirigeant « est un élément constitutif du fonds de commerce et non un élément d’actif indépendant ». Sur le défaut de poursuites auprès des clients, elle note que « rien n’indique que la société TDC avait encore une activité et même un actif valorisable dès que les poursuites ont pu être reprises ».

La cour souligne enfin que le comptable public a effectivement accompli des diligences : mise en demeure du 16 février 2017, avis à tiers détenteur du 24 septembre 2018 demeuré infructueux en raison du solde négatif du compte bancaire. Elle conclut que « le comptable public n’a donc commis aucune négligence ».

B. L’imputabilité de l’irrécouvrabilité aux agissements du dirigeant

La cour établit le lien de causalité entre les manquements du dirigeant et l’impossibilité de recouvrer en retenant que l’irrécouvrabilité « résulte de la poursuite artificielle de l’activité par minoration de l’impôt ». Cette formulation mérite attention.

En minorant systématiquement la taxe sur la valeur ajoutée reversée au Trésor, le dirigeant a permis à la société de disposer d’une trésorerie artificiellement gonflée. La cour relève que ces pratiques ont « eu pour résultat de faire bénéficier la société TDC d’une trésorerie égale au montant de la minoration ». Cette trésorerie indue a permis la poursuite d’une activité qui, sans les fraudes commises, aurait révélé plus tôt les difficultés de l’entreprise.

La cour ajoute que « l’administration n’a pu découvrir les minorations systématiques de la TVA qu’au terme d’un contrôle fiscal ». Cette observation souligne le caractère dissimulé des manquements, qui n’apparaissaient pas à la lecture des déclarations déposées dans les délais. Le dirigeant ne peut donc se prévaloir de la régularité formelle de ses obligations déclaratives pour échapper à sa responsabilité.

Cette analyse illustre la finalité de l’article L. 267 du livre des procédures fiscales. Le texte vise à sanctionner le dirigeant qui, par ses agissements, a privé le Trésor de toute chance de recouvrer sa créance en temps utile. La date de cessation des paiements fixée au 21 décembre 2017 et la radiation de la société le 7 juin 2018 attestent de l’état d’insolvabilité dans lequel les manquements fiscaux ont contribué à placer l’entreprise.

La solution retenue par la cour d’appel de Paris apparaît conforme à une jurisprudence bien établie en matière de responsabilité fiscale des dirigeants. Elle rappelle que la solidarité prévue par l’article L. 267 constitue une garantie efficace du recouvrement des créances fiscales, dont la mise en œuvre suppose la réunion de conditions précises mais ne requiert pas la démonstration de la mauvaise foi du dirigeant.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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