Cour d’appel de Paris, le 2 juillet 2025, n°19/00876

L’article L. 1224-1 du code du travail organise le transfert des contrats de travail lorsque survient une modification dans la situation juridique de l’employeur. Ce dispositif suppose que la cession porte sur une entité économique autonome, c’est-à-dire un ensemble organisé de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique poursuivant un objectif propre. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 2 juillet 2025, a eu à connaître d’un contentieux relatif à la cession d’un site industriel et aux licenciements subséquents intervenus dans le cadre de la liquidation judiciaire du cessionnaire.

Un salarié était employé sur un site industriel appartenant à une société du secteur pharmaceutique. Par contrat du 15 avril 2011, ce site a été cédé avec le fonds de commerce et les contrats de travail à une société nouvellement créée. Cette dernière a été placée en redressement judiciaire le 1er décembre 2014 puis en liquidation judiciaire le 2 mars 2015. Le 13 mars 2015, l’ensemble des salariés a été licencié. Le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Meaux le 10 août 2015 aux fins d’obtenir réparation du préjudice né de la perte de son emploi. Par jugement du 29 novembre 2018, la juridiction prud’homale l’a débouté de ses demandes et a mis hors de cause la société cédante. Le salarié a interjeté appel le 4 janvier 2019.

Devant la cour, le salarié soutenait que le transfert de son contrat de travail lui était inopposable au motif que la cession aurait été frauduleuse, que les conditions d’application de l’article L. 1224-1 du code du travail n’auraient pas été réunies faute de transfert d’une entité économique autonome, et qu’il existerait une situation de coemploi entre la société cédante et la société cessionnaire. Il reprochait également au liquidateur de ne pas avoir respecté son obligation de reclassement. La société cédante opposait la prescription de l’action, contestait toute fraude, affirmait la régularité du transfert et l’absence de coemploi.

La cour devait déterminer si le transfert des contrats de travail était intervenu régulièrement au sens de l’article L. 1224-1 du code du travail, si la cession pouvait être qualifiée de frauduleuse, si une situation de coemploi existait entre les deux sociétés et si l’obligation de reclassement avait été respectée.

La cour d’appel de Paris a confirmé le jugement entrepris sauf en ce qu’il avait mis hors de cause la société cédante. Elle a déclaré recevables les demandes du salarié, rejeté l’ensemble de ses prétentions au fond et l’a condamné aux dépens ainsi qu’au paiement d’une somme au titre des frais irrépétibles.

Cet arrêt présente un intérêt particulier en ce qu’il illustre les conditions strictes du transfert d’une entité économique autonome et de la caractérisation du coemploi. Il convient d’examiner d’abord les conditions de régularité du transfert des contrats de travail (I), puis les limites de la responsabilité de la société cédante à l’égard des salariés transférés (II).

I. Les conditions de régularité du transfert des contrats de travail

La cour examine successivement l’existence d’une entité économique autonome (A) et l’absence de fraude dans l’opération de cession (B).

A. La caractérisation d’une entité économique autonome

L’article L. 1224-1 du code du travail subordonne le transfert automatique des contrats de travail à l’existence d’une entité économique autonome dont l’activité est poursuivie. La cour rappelle que cette notion renvoie à « un ensemble organisé de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre ». Elle précise que « le transfert d’une entité économique autonome se réalise si des moyens corporels et incorporels significatifs et nécessaires à l’exploitation de l’entité sont repris, directement ou indirectement, par un nouvel exploitant ».

En l’espèce, la cour relève que le contrat de cession transférait à la société cessionnaire des actifs incorporels, notamment « la clientèle mais limitée au cédant et à ses sociétés affiliées outre le droit de se présenter comme le successeur du cédant dans le fonds de commerce », ainsi que des actifs corporels comprenant « le site », « les bâtiments » et « l’équipement ». Étaient également transférés les contrats de travail et les contrats commerciaux.

Le salarié soutenait que la clientèle réduite au seul cédant excluait toute autonomie économique. La cour rejette ce moyen en relevant que « se trouve également cédé le droit pour le cessionnaire de se présenter comme le successeur du cédant ce qui autorisait, parallèlement à la clientèle cédée, le développement d’une clientèle propre ». Cette analyse retient une conception dynamique de l’entité économique autonome, prenant en compte non seulement la situation existante mais également les potentialités de développement offertes au cessionnaire.

B. L’absence de fraude dans l’opération de cession

Le salarié invoquait une cession frauduleuse au sens de l’adage fraus omnia corrumpit, soutenant que l’opération visait à « éluder les dispositions impératives du code du travail relativement au licenciement économique ». La cour rappelle que « la fraude ne se présume pas et doit être prouvée par celui qui l’invoque » et qu’elle « doit s’apprécier à la date de la cession prétendument frauduleuse, soit en 2011 ».

La cour examine les rapports d’expertise produits par le salarié. Elle relève que l’expertise du cabinet ALTER concluait à des manœuvres frauduleuses, notamment la dissimulation de l’identité du repreneur et le maintien de la société cessionnaire dans la dépendance du cédant. L’expert notait toutefois que « le site a été vendu en raison de son absence de rentabilité qui ne laissait que deux solutions à la société Cephalon : fermer ou céder ».

La cour écarte le grief de fraude en relevant que « la société Cephalon France, depuis absorbée par Teva, a choisi l’une des deux solutions qui s’offrait à elle, à savoir vendre » dans des « conditions coûteuses assurant un accompagnement du cessionnaire et une garantie des emplois pendant trois ans ». Elle ajoute qu’« aucune pièce du dossier ne permet de croire que ce schéma de défaillance finale inévitable était celui auquel la société Cephalon, devenue Teva, a adhéré lors de la cession ». La cour affirme que « la légitime recherche d’une solution plus avantageuse, notamment pour l’emploi, qui relève des décisions économiques stratégiques d’une entreprise, ne peut être vue comme une fraude ».

Cette analyse distingue la dépendance économique, qui peut résulter de relations commerciales légitimes, de l’intention frauduleuse qui suppose la volonté délibérée de préjudicier aux droits des salariés. La cour refuse d’assimiler l’échec économique ultérieur du cessionnaire à une preuve de la fraude initiale du cédant.

II. Les limites de la responsabilité de la société cédante

La cour examine la question du coemploi (A) puis celle du périmètre de l’obligation de reclassement (B).

A. Le rejet de la qualification de coemploi

Le salarié soutenait que les sociétés cédante et cessionnaire devaient être considérées comme coemployeurs en raison de l’immixtion de la première dans la gestion de la seconde. La cour rappelle le critère jurisprudentiel selon lequel « hors l’existence d’un lien de subordination, une société ne peut être qualifiée de coemployeur, à l’égard du personnel employé par une autre société, que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre elles et l’état de domination économique que peuvent engendrer leur relation commerciale, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ».

La cour reconnaît l’existence de « relations commerciales caractérisées par une situation de dépendance » de la société cessionnaire envers la société cédante, conformément aux conclusions des expertises. Elle relève toutefois qu’« aucune pièce du dossier ne permet d’objectiver une immixtion permanente de la première dans la gestion économique et sociale de la seconde ». Elle précise que « la domination ne se confond pas avec l’immixtion » et que « rien ne permet d’objectiver l’immixtion de la société Teva dans la gestion sociale de la société Mitrychem, ni que cette société ait été dépossédée de son pouvoir de décision au point de perdre son autonomie ».

Cette distinction entre domination économique et immixtion dans la gestion traduit la jurisprudence restrictive de la Cour de cassation en matière de coemploi. La seule dépendance économique, fût-elle caractérisée, ne suffit pas à engager la responsabilité d’une société à l’égard des salariés d’une autre société juridiquement distincte.

B. Le périmètre de l’obligation de reclassement

Le salarié reprochait au liquidateur de ne pas avoir sollicité les entreprises du groupe de la société cédante dans le cadre de l’obligation de reclassement. La cour rejette ce moyen en relevant que « la société Mitrychem étant distincte de la société Teva santé avec qui elle n’a aucun lien capitalistique, il ne saurait être reproché au liquidateur de n’avoir pas sollicité du groupe Teva auquel la société employeur n’appartenait pas, une possibilité de reclassement ».

La cour examine également les recherches effectuées auprès des sociétés actionnaires de la société cessionnaire. Elle relève que ces sociétés « ont répondu qu’étant des sociétés holding elles n’exerçaient aucune activité industrielle et n’employaient aucun salarié ». Le liquidateur avait également « vainement sollicité le président de ces sociétés pour un reclassement dans des filiales à l’étranger ».

Cette analyse confirme que le périmètre de l’obligation de reclassement se détermine en fonction des liens capitalistiques effectifs et non des relations commerciales, fussent-elles exclusives. L’absence de lien capitalistique entre la société en liquidation et la société cédante exclut cette dernière du périmètre de reclassement, quand bien même elle aurait été l’unique client et partenaire économique de la société employeur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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