Cour d’appel de Paris, le 2 juillet 2025, n°21/06580

La liquidation judiciaire d’une entreprise emporte des conséquences multiples sur les contrats en cours, notamment les contrats d’apprentissage dont le régime protecteur se heurte parfois aux mécanismes du droit des procédures collectives. La question de l’articulation entre ces deux corps de règles suscite un contentieux nourri, particulièrement lorsqu’il s’agit d’apprécier la validité d’un contrat conclu en période suspecte.

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 2 juillet 2025 illustre cette problématique. Une salariée avait été engagée par contrat d’apprentissage le 2 septembre 2019 pour une durée de trois ans dans le cadre d’une formation en comptabilité et gestion. Le 5 juin 2020, le tribunal de commerce a prononcé la liquidation judiciaire de la société employeur en fixant la date de cessation des paiements au 1er janvier 2019. Le contrat d’apprentissage a été rompu par le liquidateur le 17 juin 2020 en raison de l’absence de poursuite d’activité. La salariée a saisi le conseil de prud’hommes de Longjumeau de demandes tendant à la fixation de diverses créances au passif de la liquidation.

Le conseil de prud’hommes, par jugement du 2 juillet 2021, a déclaré nul le contrat d’apprentissage et fixé les créances de la salariée sur la base de cette nullité. L’AGS CGEA Île-de-France a interjeté appel en soutenant la nullité du contrat et subsidiairement la limitation des sommes dues. La salariée a formé appel incident pour obtenir la validation du contrat et l’allocation d’une indemnité de rupture anticipée.

La question posée à la Cour d’appel de Paris était de savoir si un contrat d’apprentissage conclu pendant la période suspecte peut être annulé sur le fondement de l’article L. 632-1 du code de commerce lorsque les obligations réciproques des parties présentent un équilibre inhérent à la nature même du contrat.

La Cour infirme le jugement sur ce point et rejette la demande de nullité. Elle retient que le contrat d’apprentissage, par lequel la salariée réalise une prestation de travail moyennant un salaire progressif, ne présente pas le déséquilibre excessif requis par la loi. Elle fixe en conséquence les créances de la salariée, dont une indemnité de rupture anticipée de 28 424 euros.

Cette décision invite à examiner d’abord l’appréciation du déséquilibre contractuel dans le contrat d’apprentissage (I), puis les conséquences indemnitaires de la rupture anticipée par le liquidateur (II).

I. Le rejet de la nullité du contrat d’apprentissage conclu en période suspecte

La Cour d’appel de Paris écarte la nullité en procédant à une analyse rigoureuse des conditions légales (A) avant de caractériser l’équilibre propre au contrat d’apprentissage (B).

A. L’exigence d’un déséquilibre excessif au sens de l’article L. 632-1 du code de commerce

L’article L. 632-1 du code de commerce prévoit la nullité de plein droit de « tout contrat commutatif dans lequel les obligations du débiteur excèdent notablement celles de l’autre partie » lorsqu’il est conclu depuis la date de cessation des paiements. Cette disposition vise à reconstituer l’actif du débiteur en anéantissant les actes qui ont appauvri son patrimoine au détriment des créanciers. Le texte impose deux conditions cumulatives : le caractère commutatif du contrat et l’existence d’un déséquilibre notable entre les prestations réciproques.

La Cour relève que « c’est à tort que le conseil de prud’hommes y a vu un déséquilibre qu’il a qualifié d’ailleurs de notable, alors que la loi exige un déséquilibre excessif entre les obligations des parties ». Cette formulation opère une distinction terminologique significative. Le premier juge avait qualifié le déséquilibre de « notable » en reprenant le terme légal, mais la Cour substitue l’adjectif « excessif » pour souligner l’intensité requise. Cette précision n’est pas anodine : elle rappelle que la nullité des actes de la période suspecte constitue une sanction grave qui ne saurait frapper des contrats présentant un simple déséquilibre ordinaire.

La période suspecte s’étendait en l’espèce du 1er janvier 2019 à l’ouverture de la procédure le 5 juin 2020. Le contrat d’apprentissage avait été conclu le 2 septembre 2019, soit huit mois après la cessation des paiements. L’AGS soutenait que la société se trouvait « dans l’incapacité de faire face à ses obligations » et que « la situation était irrémédiablement compromise ». Ces arguments, pertinents pour caractériser l’état de cessation des paiements, ne suffisent pas à établir le déséquilibre contractuel exigé par le texte.

B. La reconnaissance de l’équilibre inhérent au contrat d’apprentissage

La Cour procède à une analyse concrète du contrat litigieux pour en apprécier l’équilibre. Elle relève que « le contrat litigieux est un contrat d’apprentissage aux termes duquel la salariée réalise une prestation de travail sur une durée hebdomadaire de 35 heures moyennant un salaire égal à un pourcentage progressif du salaire minimum jusqu’à en atteindre 78 % ». Cette description met en lumière la structure synallagmatique du contrat : l’apprentie fournit un travail effectif et reçoit en contrepartie une rémunération certes réduite mais correspondant à son statut de personne en formation.

Le contrat d’apprentissage présente une économie particulière qui le distingue du contrat de travail de droit commun. L’employeur assume des obligations de formation qui s’ajoutent à l’obligation de rémunération. L’apprenti bénéficie d’un enseignement pratique et théorique qui constitue la contrepartie principale de l’engagement. La rémunération minorée se justifie précisément par cet investissement formatif de l’employeur et par la productivité nécessairement limitée d’une personne en apprentissage.

La salariée faisait valoir qu’il fallait « démontrer que les obligations de l’entreprise excèdent notablement celles de l’apprentie, ce qui n’est pas établi ». Elle ajoutait que « la durée d’embauche n’était pas excessive car l’entreprise ne pouvait s’engager financièrement à la date de conclusion du contrat sur une telle période au regard de sa dette pour 14 000 euros déjà constituée à cette date ». Cet argument, fondé sur la proportionnalité entre l’engagement pris et les capacités financières de l’entreprise, a été implicitement retenu par la Cour.

La solution retenue préserve la finalité sociale du contrat d’apprentissage. Admettre trop facilement sa nullité pour déséquilibre conduirait à priver les apprentis de toute protection lorsque leur employeur fait l’objet d’une procédure collective. Or le droit du travail et le droit de la formation professionnelle assignent au contrat d’apprentissage une fonction d’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi qui justifie un traitement favorable.

II. Les conséquences indemnitaires de la rupture anticipée du contrat d’apprentissage

La validation du contrat permet à la salariée de bénéficier du régime protecteur de l’apprentissage en cas de rupture (A), dont l’application emporte des conséquences financières significatives (B).

A. L’application du régime spécifique de l’article L. 6222-18 du code du travail

Le contrat d’apprentissage obéit à un régime de rupture dérogatoire au droit commun du contrat à durée déterminée. L’article L. 6222-18 du code du travail énumère limitativement les cas de rupture anticipée : accord des parties, résiliation judiciaire, faute grave, inaptitude et, depuis la loi du 5 septembre 2018, démission de l’apprenti après respect d’une procédure particulière. Le dernier alinéa de ce texte prévoit qu’en cas de liquidation judiciaire sans maintien de l’activité, le liquidateur peut rompre le contrat d’apprentissage.

La Cour constate que « le contrat ayant été rompu par le liquidateur pour motif économique incontesté suite à la liquidation judiciaire de la société, sans poursuite d’activité, il faut faire application des dispositions de l’article L. 6222-18 dernier alinéa du code du travail ». Ce texte renvoie à l’article L. 1243-4 du même code qui prévoit que la rupture anticipée d’un contrat à durée déterminée ouvre droit à des dommages et intérêts d’un montant au moins égal aux rémunérations que le salarié aurait perçues jusqu’au terme du contrat.

Ce mécanisme de renvoi assure à l’apprenti une indemnisation complète du préjudice résultant de la privation anticipée de son contrat. La règle se justifie par la nature même du contrat d’apprentissage qui constitue un engagement à durée déterminée dont le terme est fixé en fonction de la durée de la formation. L’interruption prématurée prive l’apprenti non seulement de sa rémunération mais aussi de la possibilité d’achever sa formation dans l’entreprise.

La Cour précise que « dans la mesure où il s’agit d’une créance indemnitaire, il n’importe que la salariée se soit tenue ou non à disposition ». Cette qualification emporte des conséquences importantes. L’indemnité n’est pas subordonnée à la démonstration d’un préjudice particulier ni à l’absence de retrouver un emploi. L’AGS faisait pourtant observer que la salariée « a retrouvé dès le 7 septembre 2020 un contrat d’apprentissage auprès d’une autre société ». Cet argument est écarté car l’indemnité forfaitaire prévue par la loi ne souffre pas de réduction en fonction des revenus de remplacement.

B. La détermination du quantum de l’indemnité de rupture anticipée

Le calcul de l’indemnité de rupture anticipée repose sur la projection des rémunérations jusqu’au terme initialement prévu du contrat. La Cour retient que « compte tenu des valeurs du SMIC pendant la période litigieuse et du taux de rémunération prévue au contrat c’est une somme de 28 424 euros qui est due à la salariée à titre d’indemnité de rupture ». Cette somme correspond aux salaires que l’apprentie aurait perçus du 18 juin 2020 jusqu’au 1er septembre 2022, date normale d’expiration du contrat de trois ans.

La salariée réclamait initialement 30 038,96 euros. La différence s’explique par l’exclusion des congés payés que la Cour refuse d’intégrer au calcul. Elle précise que « cette indemnité de rupture ne génère pas de congés payés contrairement à ce que réclame la salariée qui a intégré à tort dans sa demande les congés payés ». La solution est conforme à la nature indemnitaire de la créance qui exclut l’application des règles propres à la rémunération du travail.

L’AGS soutenait subsidiairement qu’il fallait « ramener la demande en indemnité pour résiliation anticipée du contrat d’apprentissage à une somme de 2 147,33 euros, correspondant à la perte de salaire entre le 18 juin et le 6 septembre 2020 ». Cette argumentation revenait à limiter l’indemnisation à la période précédant la conclusion du nouveau contrat d’apprentissage. La Cour écarte implicitement cette prétention en allouant l’intégralité de l’indemnité légale sans déduction des revenus ultérieurs.

La créance ainsi fixée bénéficie de la garantie de l’AGS. La Cour « dit que le présent arrêt est commun et opposable à l’AGS qui en devra garantie, à l’exception des frais irrépétibles, dans les conditions, limites et plafonds légaux et réglementaires ». L’indemnité de rupture anticipée du contrat d’apprentissage entre dans le champ de la garantie des salaires dès lors que la rupture intervient dans les quinze jours du jugement de liquidation, ce qui était le cas en l’espèce.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture