Cour d’appel de Paris, le 2 juillet 2025, n°22/10470

Par un arrêt du 2 juillet 2025, la Cour d’appel de Paris a statué sur un litige opposant une société holding à un courtier d’assurance au sujet du paiement d’honoraires contractuels. La question posée à la juridiction consistait à déterminer si un cocontractant pouvait légitimement invoquer l’exception d’inexécution pour refuser le paiement de factures dues en vertu d’un contrat de mandat de gestion de programmes d’assurance.

Les faits à l’origine du litige sont les suivants. Une société holding, tête d’un groupe comprenant notamment un bureau d’études techniques, a confié à un courtier d’assurance, par contrat du 9 mars 2018 prenant effet au 1er janvier 2018, un mandat de gestion de plusieurs programmes d’assurance. La rémunération annuelle était fixée à 30 000 euros hors taxes. Le 23 septembre 2020, la société mandante a résilié le contrat pour l’échéance du 31 décembre 2020, sans invoquer de motifs particuliers. Le courtier a émis deux factures le 9 octobre 2020, correspondant aux honoraires des années 2019 et 2020, pour un montant total de 72 000 euros TTC. La société mandante a refusé de les acquitter en invoquant l’exception d’inexécution.

Après mise en demeure restée infructueuse, le courtier a assigné la société holding devant le Tribunal de commerce de Paris. Par jugement du 12 mai 2022, cette juridiction a condamné la société mandante au paiement des sommes réclamées, assortis d’intérêts de retard. La société holding a interjeté appel, soutenant que le courtier avait été défaillant dans l’exécution de ses obligations contractuelles et qu’elle était fondée à opposer l’exception d’inexécution. Le courtier a formé appel incident, sollicitant des dommages-intérêts pour résistance abusive.

La question de droit soumise à la Cour d’appel de Paris était celle de savoir si une partie à un contrat synallagmatique peut valablement invoquer l’exception d’inexécution pour refuser le paiement de sa dette contractuelle lorsque les manquements reprochés au cocontractant ne présentent pas un caractère suffisamment grave.

La Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement entrepris en toutes ses dispositions. Elle a retenu que « l’exception d’inexécution invoquée par la société [holding] ne répond pas à l’exigence de proportionnalité de la suspension contractuelle par rapport à la gravité de l’inexécution alléguée à l’encontre de son cocontractant ».

L’intérêt de cette décision réside dans la précision apportée aux conditions d’exercice de l’exception d’inexécution en matière contractuelle (I), ainsi que dans l’examen de ses limites procédurales et de ses conséquences sur les demandes indemnitaires accessoires (II).

I. Les conditions rigoureuses de mise en oeuvre de l’exception d’inexécution

L’arrêt commenté rappelle avec fermeté le cadre juridique de l’exception d’inexécution (A) avant d’en appliquer les critères à l’espèce avec une particulière rigueur probatoire (B).

A. Le rappel du fondement textuel et de l’exigence de gravité

La Cour d’appel de Paris fonde son analyse sur les articles 1103, 1217 et 1219 du code civil. Elle rappelle que « le contrat synallagmatique, tel que le contrat de mandat conclu entre les parties, crée des obligations réciproques et interdépendantes à la charge des deux parties, chacune en étant tout à la fois créancière et débitrice ». Cette formulation classique ancre le raisonnement dans la théorie générale des contrats.

L’article 1219 du code civil, issu de la réforme du 10 février 2016, a codifié l’exception d’inexécution en précisant ses conditions. La Cour rappelle que cette disposition « n’exige pas que l’inexécution de l’obligation dont se prévaut le créancier soit totale. Elle peut donc être partielle mais il prévoit que l’exception d’inexécution ne peut être soulevée par le créancier que si l’inexécution présente un caractère suffisamment grave ».

Cette exigence de gravité constitue le pivot de l’analyse juridictionnelle. La Cour souligne que « la riposte doit être proportionnelle à l’importance de l’inexécution invoquée et le créancier qui l’exerce le fera à ses risques et périls ». Le législateur de 2016 a ainsi entendu encadrer strictement ce mécanisme de justice privée afin d’éviter les comportements opportunistes.

L’arrêt ajoute une précision importante relative à la charge de la preuve. La Cour indique que « pour que le créancier soit fondé à se prévaloir de l’exception d’inexécution il doit justifier d’une créance au moins certaine et exigible » et que « c’est à la partie qui invoque l’exception d’inexécution de justifier de la réunion des conditions de sa mise en oeuvre ». Cette répartition du fardeau probatoire pèse donc entièrement sur celui qui oppose l’exception.

B. L’application stricte des critères à l’espèce

En l’espèce, la Cour procède à une analyse différenciée des deux factures litigieuses. Concernant la facture relative à l’année 2019, elle adopte les motifs des premiers juges selon lesquels « aucun manquement de la société [courtier] n’était allégué ni même démontré ». Cette constatation suffit à écarter l’exception d’inexécution pour cette première créance.

S’agissant de la facture correspondant à l’année 2020, la Cour relève que « le tribunal a repris précisément et analysé chaque pièce produite pour l’ensemble des griefs reprochés » et a considéré « à juste titre que la preuve n’était pas rapportée d’une inexécution suffisamment grave d’une obligation essentielle ».

La juridiction d’appel enrichit cette analyse de plusieurs observations factuelles déterminantes. Elle note que « la société [holding] n’a pas adressé la moindre mise en demeure pendant l’exécution du contrat qu’elle a laissé se reconduire tacitement à deux reprises ». Ce comportement passif contredit la thèse d’une inexécution grave qui aurait dû, logiquement, susciter une réaction immédiate du créancier insatisfait.

La Cour observe également que « nombre de griefs ont été abandonnés par la société [holding] en cause d’appel » et que « certains d’entre eux se rapporte à des griefs relatifs à une période postérieure à la dénonciation du contrat ». Cette évolution des moyens soulevés entre les deux instances témoigne de la fragilité de l’argumentation développée par l’appelante.

La conclusion s’impose avec netteté. La société invoquant l’exception « est défaillante dans la preuve d’un manquement contractuel suffisamment grave de la société [courtier] et/ou d’un préjudice pouvant en découler » et « ne justifie d’aucune créance certaine et exigible ». L’exception d’inexécution ne peut donc prospérer.

II. Les limites procédurales et indemnitaires de l’exception d’inexécution

L’arrêt éclaire utilement la nature provisoire de l’exception d’inexécution et ses détournements possibles (A), tout en précisant le régime des demandes indemnitaires accessoires (B).

A. La dénonciation du détournement de l’exception d’inexécution

Le courtier intimé développait dans ses conclusions une critique pertinente du comportement de son adversaire. Il soutenait que « l’exception d’inexécution est une mesure comminatoire provisoire destinée à faire pression, que la société [holding] dévoie pour s’opposer définitivement au paiement, sans même rechercher, en cas de rejet de son exception, une exécution forcée d’un quelconque engagement [du courtier], ou la résolution du contrat, ou encore une indemnisation afin de compensation ».

Cette argumentation met en lumière une dérive fréquente dans la pratique contentieuse. L’exception d’inexécution, conçue comme un moyen temporaire de pression destiné à contraindre le cocontractant défaillant à s’exécuter, se trouve parfois instrumentalisée comme un refus définitif de paiement. La société holding n’avait formulé aucune demande reconventionnelle tendant à l’exécution forcée des obligations prétendument inexécutées, ni sollicité la résolution du contrat, ni même réclamé des dommages-intérêts en compensation d’un préjudice.

Ce silence procédural révèle la nature purement défensive et dilatoire de l’exception invoquée. Le mécanisme de l’article 1219 du code civil suppose une logique de réciprocité active. Le créancier qui suspend son obligation attend de son cocontractant qu’il s’exécute. Si tel n’est pas son objectif, l’exception perd sa justification et devient un simple moyen d’échapper à ses propres engagements.

La Cour ne reprend pas expressément cette analyse dans ses motifs mais la confirme implicitement en constatant l’absence de toute créance certaine et exigible du côté de l’appelante. L’exception d’inexécution ne saurait constituer un paravent commode pour un débiteur récalcitrant.

B. Le rejet des demandes pour résistance abusive

Le courtier sollicitait par voie d’appel incident la condamnation de son adversaire au paiement de 5 000 euros de dommages-intérêts pour résistance abusive ainsi qu’une amende civile sur le fondement de l’article 32-1 du code de procédure civile. La Cour d’appel de Paris confirme le rejet de ces demandes prononcé par les premiers juges.

Le fondement de ce rejet réside dans l’absence de démonstration d’un préjudice distinct. La Cour retient que « la société [courtier] ne rapportait pas la preuve que la société [holding] lui a causé, de mauvaise foi, un préjudice distinct de celui résultant du retard dans le paiement de la créance, qui est compensé par les intérêts moratoires accordés ».

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante. Les intérêts de retard constituent la réparation forfaitaire du préjudice né du défaut de paiement à l’échéance. Pour obtenir des dommages-intérêts complémentaires, le créancier doit établir l’existence d’un préjudice spécifique, distinct du simple retard, ainsi que la mauvaise foi de son débiteur. Or le courtier se bornait à invoquer le caractère « fantaisiste » des griefs adverses et une « stratégie dilatoire et abusive » sans caractériser un dommage particulier.

Quant à l’amende civile de l’article 32-1 du code de procédure civile, elle sanctionne l’abus du droit d’agir en justice ou le comportement dilatoire. Son prononcé relève du pouvoir souverain des juges du fond. En l’espèce, si les moyens de l’appelante ont été jugés infondés, ils n’atteignaient pas le degré de légèreté blâmable justifiant une telle sanction.

La portée de cet arrêt réside principalement dans la rigueur avec laquelle il apprécie les conditions de l’exception d’inexécution. La Cour d’appel de Paris rappelle que ce mécanisme ne peut être invoqué qu’à charge de preuve pour celui qui s’en prévaut. Le défaut de réaction durant l’exécution du contrat, l’abandon de certains griefs en cause d’appel et l’absence de toute demande corrélative d’exécution ou de résolution constituent autant d’indices de l’instrumentalisation abusive de cette exception. Les praticiens retiendront que l’exception d’inexécution demeure un remède exigeant une démonstration rigoureuse de la gravité des manquements invoqués.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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