Cour d’appel de Paris, le 2 juillet 2025, n°24/03089

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 2 juillet 2025 s’inscrit dans le contentieux désormais abondant relatif à la qualification juridique des relations entre les plateformes numériques de livraison et leurs coursiers. Cette décision statue sur la demande d’un livreur ayant exercé son activité par l’intermédiaire d’une application de mise en relation avec des restaurateurs et des clients.

Les faits de l’espèce sont les suivants. Le 19 août 2019, un particulier a conclu un contrat de prestation de services avec une société exploitant une plateforme de livraison. Ce contrat prévoyait expressément la liberté du prestataire quant à ses horaires de connexion, au choix de son matériel et à la possibilité de recourir à un sous-traitant. Le livreur a exercé cette activité jusqu’en mai 2022, date à laquelle il s’est trouvé privé d’accès au planning de réservation des créneaux.

La procédure s’est déroulée en deux temps. Le 5 janvier 2023, le livreur a saisi le conseil de prud’hommes de Paris aux fins de requalification de son contrat de prestation en contrat de travail et de condamnation de la société au paiement de diverses sommes. Par jugement du 12 mars 2024, la juridiction prud’homale l’a débouté de l’ensemble de ses demandes. Le livreur a interjeté appel le 16 mai 2024.

Devant la cour, le livreur soutenait qu’il était intégré à un service organisé, soumis à des procédures strictes, contrôlé par géolocalisation et exposé à des sanctions en cas de retard. La société intimée faisait valoir la présomption de non-salariat applicable aux travailleurs indépendants immatriculés, renforcée selon elle par les dispositions législatives spécifiques aux plateformes numériques.

La question de droit posée à la cour était celle de savoir si les conditions concrètes d’exercice de l’activité du livreur caractérisaient l’existence d’un lien de subordination juridique justifiant la requalification du contrat de prestation en contrat de travail.

La Cour d’appel de Paris infirme le jugement et requalifie le contrat en contrat de travail. Elle relève que « le livreur est intégré à un service organisé qui définit les procédures à suivre que les livreurs doivent respecter », que la société exerçait un contrôle par statistiques affectant l’accès aux créneaux horaires et qu’elle disposait d’un pouvoir de sanction. La cour prononce la résiliation judiciaire du contrat aux torts de l’employeur et condamne la société au paiement de rappels de salaires, d’indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour travail dissimulé.

Cet arrêt mérite attention tant par l’analyse des critères du lien de subordination appliqués aux plateformes numériques (I) que par les conséquences indemnitaires attachées à la requalification (II).

I. La caractérisation du lien de subordination dans le contexte des plateformes numériques

La cour procède à une analyse minutieuse des conditions réelles d’exercice de l’activité, écartant les stipulations contractuelles au profit d’un examen concret de la relation de travail (A), pour en déduire l’existence des trois critères traditionnels du lien de subordination (B).

A. Le dépassement de la présomption de non-salariat par l’examen des conditions réelles d’exercice

La cour rappelle que l’article L. 8221-6 du code du travail institue une présomption de non-salariat au bénéfice des personnes immatriculées au registre du commerce ou auprès des organismes de recouvrement. Elle souligne que cette présomption est simple et peut être renversée lorsque le prestataire « fournit des prestations dans des conditions qui le placent dans un lien de subordination juridique permanente ».

La société intimée invoquait le renforcement de cette présomption par les lois du 8 août 2016 et du 24 décembre 2019, qui ont créé un statut spécifique pour les travailleurs des plateformes. La cour écarte cet argument en affirmant que « ces textes ne font pas obstacle au fait de rechercher si la relation qui s’est établie relève d’un contrat de travail ou non ». Elle ajoute que « la définition du contrat de travail se fonde sur le critère déterminant qui reste celui de la subordination juridique, laquelle doit être vérifiée par les juges, au regard des conditions concrètes et effectives de l’activité ».

Cette position s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment l’arrêt du 28 novembre 2018 concernant la même société. Elle confirme que les qualifications contractuelles choisies par les parties ne lient pas le juge, qui doit rechercher la réalité de la relation. Le contrat prévoyait pourtant expressément que « le livreur partenaire est entièrement libre de décider si, quand et où il se connectera ». La cour démontre que cette liberté proclamée était largement théorique.

B. La réunion des critères du pouvoir de direction, de contrôle et de sanction

La cour identifie méthodiquement les trois attributs caractéristiques du pouvoir de l’employeur. Le pouvoir de direction se manifeste par des instructions précises adressées aux livreurs. La cour cite un courriel du 15 novembre 2021 détaillant la procédure pour les livraisons d’une enseigne de surgelés et relève, non sans ironie, « le caractère infantile de ces recommandations ». Elle observe que « la société démontre son pouvoir de direction avec ce type d’instructions précises ».

Le pouvoir de contrôle ressort de plusieurs éléments. La géolocalisation permettait de vérifier le respect des zones de livraison. Un système de statistiques mesurait le taux de présence, les désinscriptions tardives et la participation aux créneaux les plus demandés. Un courriel du 26 avril 2022 reprochait au livreur le non-respect des « étapes de livraison convenues contractuellement » et lui rappelait qu’il devait se rendre « sans attendre » au restaurant puis chez le client.

Le pouvoir de sanction transparaît dans un courriel du 31 mars 2021 menaçant de « cesser les relations contractuelles » en cas de « nouveaux retards excessifs et répétés ». La cour relève que « le flou des reproches qui ne mentionnent pas de date, pas de quantification du retard, ne fournit aucun élément sur leur fréquence » ne correspond pas au formalisme requis pour la rupture d’un contrat d’entreprise. Elle identifie également des « sanctions indirectes » résultant de la dégradation de l’accès aux créneaux horaires.

L’intégration à un service organisé achève de caractériser le salariat. Le livreur « ne fixe pas librement ses tarifs et ne se constitue aucune clientèle propre ». Les conditions d’exercice de sa prestation étaient « entièrement déterminées » par la plateforme.

La transition vers les conséquences de cette requalification révèle l’ampleur des droits reconnus au livreur.

II. Les conséquences étendues de la requalification en contrat de travail

La reconnaissance du statut de salarié emporte application du régime protecteur du code du travail, tant sur le plan de la rémunération et du temps de travail (A) que sur celui de la rupture du contrat (B).

A. La requalification en temps plein et ses incidences financières

La cour tire de l’absence d’écrit conforme aux exigences de l’article L. 3123-6 du code du travail une présomption d’emploi à temps plein. Elle rappelle que la contestation de cette présomption impose à l’employeur de prouver « à la fois une durée exacte de travail et que le salarié n’était pas placé dans l’impossibilité de prévoir à quel rythme il devait travailler ». La société échouant à rapporter cette double preuve, le contrat est requalifié en temps plein.

Cette qualification emporte des conséquences financières considérables. Le salaire de référence est fixé au SMIC, soit 1 766,92 euros bruts mensuels en 2024. La cour condamne la société à un rappel de salaires de 21 656 euros, correspondant à la différence entre le SMIC et les sommes effectivement perçues. Elle précise que « le montant du salaire minimal s’apprécie mois par mois et non d’une manière globale », rejetant ainsi la méthode de calcul proposée par la société.

La condamnation au titre du travail dissimulé s’élève à 10 601 euros, soit six mois de salaire conformément à l’article L. 8223-1 du code du travail. La cour caractérise l’élément intentionnel en relevant que « l’évolution des contrats de prestations au fil des années alors que le fonctionnement de la société est resté le même établit la volonté d’échapper au paiement des cotisations ». Cette motivation met en lumière une stratégie d’optimisation juridique par ajustements contractuels successifs.

B. La résiliation judiciaire productrice des effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse

Le livreur demandait la résiliation judiciaire de son contrat en invoquant la privation d’accès au planning depuis mai 2022 et les manquements de l’employeur à ses obligations. La cour fait droit à cette demande en constatant que la société « a manqué à l’ensemble de ses obligations d’employeur » et que ces manquements « rendent impossible la poursuite du contrat de travail ».

La résiliation est prononcée à la date de l’arrêt et produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le livreur obtient une indemnité compensatrice de préavis de deux mois, soit 3 533 euros, une indemnité légale de licenciement de 2 187 euros et des dommages-intérêts pour licenciement injustifié de 10 601 euros.

La cour condamne également la société à 2 000 euros de dommages-intérêts pour non-respect des obligations issues de la loi du 8 août 2016, notamment l’abondement du compte personnel de formation et la mise en mesure des salariés de bénéficier du droit syndical. Elle ordonne la régularisation des cotisations sociales et la remise des documents de fin de contrat.

Cet arrêt s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui, sans remettre en cause le modèle économique des plateformes, impose aux juges d’examiner au cas par cas les conditions réelles d’exercice de l’activité. La portée de cette décision demeure toutefois limitée à l’espèce, les plateformes ayant fait évoluer leurs pratiques contractuelles pour réduire les indices de subordination. Le législateur européen, par la directive du 23 octobre 2024 relative au travail via une plateforme, devrait prochainement modifier l’équilibre actuel en instaurant une présomption légale de salariat.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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