Cour d’appel de Paris, le 26 juin 2025, n°22/04030

La protection des lanceurs d’alerte constitue un enjeu majeur du droit du travail contemporain, à la croisée de l’éthique professionnelle et de la liberté d’expression. Par un arrêt rendu le 26 juin 2025, la chambre sociale de la cour d’appel de Paris s’est prononcée sur les contours du statut de lanceur d’alerte et ses effets sur la validité d’un licenciement.

Un salarié avait été embauché en qualité de chargé de mission internationale le 1er septembre 2015. Par lettre de mission du 28 juillet 2015, il avait été détaché auprès d’une société étrangère gérant un aéroport pour y exercer les fonctions de directeur général, puis avait été nommé président du conseil d’administration le 12 octobre 2015. Le 21 décembre 2018, le conseil de surveillance de cette société l’a révoqué de son mandat social. L’employeur a mis fin à son expatriation et, après une mise à pied conservatoire, lui a notifié son licenciement pour faute simple le 12 mars 2019. La lettre de licenciement reprochait au salarié une insubordination réitérée pour n’avoir pas respecté les consignes de ne plus communiquer avec les organes de la société étrangère et ses partenaires après sa révocation, une violation de son obligation de discrétion par la transmission de documents confidentiels à des tiers, et des propos dénigrants à l’égard du directeur général de son employeur. Le salarié a contesté ce licenciement en invoquant sa qualité de lanceur d’alerte, soutenant avoir dénoncé des pratiques financières frauduleuses. Le conseil de prud’hommes l’a débouté de l’ensemble de ses demandes.

Le salarié pouvait-il bénéficier du statut protecteur de lanceur d’alerte alors qu’il avait dénoncé des pratiques qu’il estimait irrégulières dans le cadre d’une opération de refinancement, et le licenciement fondé sur son comportement postérieur à cette dénonciation était-il justifié par une cause réelle et sérieuse ?

La cour d’appel a confirmé le jugement en ce qu’il a dit le licenciement pourvu d’une cause réelle et sérieuse. Elle a retenu que le salarié ne pouvait se prévaloir des dispositions protectrices de l’article L. 1132-3-3 du code du travail faute d’avoir relaté ou témoigné de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, et que les griefs d’insubordination, de violation de l’obligation de discrétion et d’exercice abusif de la liberté d’expression étaient caractérisés. Elle a toutefois infirmé le jugement en condamnant l’employeur au paiement d’une prime d’objectifs.

L’arrêt appelle une analyse des conditions restrictives d’accès au statut de lanceur d’alerte (I), avant d’examiner l’appréciation rigoureuse des fautes reprochées au salarié (II).

I. Les conditions restrictives d’accès au statut de lanceur d’alerte

La cour procède à une interprétation exigeante de la notion de faits délictueux dénoncés (A), puis écarte l’application du régime de l’alerte fondée sur l’intérêt général (B).

A. L’exigence d’une dénonciation de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime

La cour rappelle que l’article L. 1132-3-3 alinéa 1er du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi du 9 décembre 2016, protège le salarié qui a « relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ». Elle précise que « si le délit dénoncé par un lanceur d’alerte n’a pas à être caractérisé, ni nécessairement qualifié et démontré dans sa commission effective dès sa relation à sa hiérarchie, sous réserve de sa bonne foi », encore faut-il que l’intéressé « explicite au moment où il se prévaut de ces dispositions, de quel délit ou crime il pourrait ou aurait pu s’agir ».

L’analyse des courriers du salarié révèle qu’il n’alertait pas sur une présentation inexacte des comptes aux banques, mais « stigmatise le comportement supposé de personnes travaillant pour le compte du concédant » et critique les conditions du refinancement. La cour relève que la lettre du 10 décembre 2018 « était adressée à ceux qui ont décidé des conditions du refinancement que le salarié critique ». Le courriel du 11 décembre 2018, présenté comme une note, liste des points dont « aucun n’est revendiqué par le salarié comme dénonçant un délit ou un crime ». Les termes employés, soit « une image inexacte de la situation financière future présentée aux nouveaux prêteurs », « visent à appuyer la critique d’une distribution aux actionnaires et ne s’analysent pas comme la dénonciation d’une situation constitutive d’un délit ».

Cette interprétation restrictive s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui exige une dénonciation suffisamment précise pour qualifier les faits de délictueux. Le désaccord stratégique ou la critique de choix de gestion ne sauraient se confondre avec la révélation d’une infraction pénale, fût-elle présentée sous le vocable d’irrégularités financières.

B. L’inapplicabilité du régime de l’alerte fondée sur l’intérêt général

Le salarié invoquait également l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016 permettant de signaler « une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général ». Il soutenait que les pratiques dénoncées, portant sur un sous-investissement chronique, présentaient un risque pour la sécurité de l’aéroport.

La cour écarte ce moyen en constatant que les courriers litigieux « ne dénoncent pas des faits présentés comme une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, en l’absence de toute considération relative à la sécurité et la sûreté de l’aéroport ». L’argument était d’autant plus fragile que l’employeur faisait valoir que « le niveau de sécurité incendie d’une infrastructure à vocation commerciale ne constitue pas une question d’intérêt général ».

Cette solution témoigne d’une conception objective de l’intérêt général qui ne saurait être invoqué de façon abstraite pour justifier toute dénonciation. L’absence de référence explicite aux enjeux de sécurité dans les courriers du salarié privait sa prétention de tout fondement textuel. La cour conclut logiquement que « faute pour le salarié de bénéficier du statut de lanceur d’alerte, le licenciement n’est pas nul ».

La disqualification du statut de lanceur d’alerte conduit la cour à examiner le bien-fondé des griefs énoncés dans la lettre de licenciement.

II. L’appréciation rigoureuse des fautes reprochées au salarié

La cour caractérise successivement l’insubordination et la violation de l’obligation de discrétion (A), puis retient l’abus dans l’exercice de la liberté d’expression (B).

A. L’insubordination caractérisée et la violation de l’obligation contractuelle de discrétion

La cour relève que le salarié avait été informé dès le 18 décembre 2018 du déclenchement d’une enquête interne et que des investigations étaient en cours. Elle considère que « la société était légitime à lui demander de ne plus entrer en contact avec les sociétés et leurs interlocuteurs ». Le comportement du salarié, qui « malgré deux rappels » des 5 et 17 janvier 2019 a continué d’adresser des courriels à des membres des sociétés concernées et aux organismes prêteurs, « caractérise une insubordination ».

La cour s’appuie sur les propres déclarations du salarié qui reconnaissait ne pas suivre « à la lettre les consignes » et ajoutait : « cela me détend de m’amuser à leur faire peur, à leur faire penser que je suis hors de contrôle et dangereux ». Cette reconnaissance expresse de l’insubordination par son auteur rend le grief difficilement contestable.

S’agissant de la violation de l’obligation de discrétion, l’article 9 du contrat de travail imposait au salarié « d’observer une discrétion absolue sur tout ce qui a trait aux méthodes et à l’activité de la société et du groupe ». Le courriel du 21 janvier 2019 adressé à de nombreux destinataires extérieurs, auquel étaient joints trois documents appartenant à la société actionnaire, constitue une violation de cette obligation contractuelle. La cour note que « le mandat social du salarié avait été révoqué, qu’il n’avait plus qualité pour s’adresser à elles et que les documents joints dont il avait pris connaissance du fait de ses fonctions au conseil d’administration appartenaient à la société ».

B. L’exercice abusif de la liberté d’expression du salarié

La lettre de licenciement reprochait enfin au salarié d’avoir tenu des propos dénigrant les compétences professionnelles du directeur général de l’employeur. La cour examine le courriel du 15 janvier 2019 dans lequel le salarié écrivait : « Au niveau de [son supérieur], ça relève de l’incompétence, de la faute grave, il a une capacité à faire croire qu’il comprend et qu’il maîtrise, en fait ce n’est pas le cas ».

La cour retient que ce courriel, adressé au directeur juridique, « dénigre » le supérieur hiérarchique « en lui contestant toute compétence professionnelle, sans s’appuyer sur des faits objectifs, et porte ainsi atteinte à sa réputation ». Elle qualifie ces propos d’« exercice abusif par le salarié de sa liberté d’expression ».

Cette qualification s’inscrit dans la jurisprudence constante qui distingue la critique admissible des méthodes de direction et le dénigrement systématique portant atteinte à l’honneur ou à la réputation d’un supérieur. L’absence de fondement objectif aux accusations d’incompétence et le caractère péremptoire des affirmations caractérisent l’abus. L’ensemble des griefs étant établis, la cour confirme le licenciement comme pourvu d’une cause réelle et sérieuse.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture