Cour d’appel de Paris, le 26 juin 2025, n°23/13566

La preuve de la livraison effective des marchandises constitue l’enjeu central du contentieux en matière de vérification des créances. La Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 26 juin 2025, apporte des précisions utiles sur les modalités probatoires admissibles lorsque le débiteur conteste la réalité d’une livraison dans le cadre d’une procédure collective.

Une société exerçant une activité de fabrication et de vente de surfaces décoratives avait livré des panneaux à une société de construction, laquelle avait demandé que la marchandise soit livrée directement à l’adresse d’un client final. Des factures ont été émises pour un montant total de plusieurs milliers d’euros. Par jugement du 9 décembre 2022, le tribunal de commerce d’Evry a ouvert une procédure de sauvegarde à l’égard de la société débitrice. La société créancière a déclaré sa créance à hauteur de 9 420,71 euros à titre chirographaire. La débitrice a contesté cette créance au motif d’une « absence de bon de livraison signé et validé par un salarié » de sa société. Par ordonnance du 11 juillet 2023, le juge-commissaire a rejeté la créance, retenant l’absence de bon de livraison. La société créancière a relevé appel de cette décision.

Devant la Cour d’appel de Paris, la créancière soutenait que la livraison avait été effective, que la marchandise avait été livrée à l’adresse d’un tiers à la demande de la débitrice elle-même, et que les lettres de voiture attestaient de la réception sans réserve. La débitrice et le commissaire à l’exécution du plan répliquaient que les bons de livraison n’étaient pas signés par un salarié de la société débitrice et que les lettres de voiture, en l’absence de mention expresse du destinataire, ne suffisaient pas à démontrer la livraison effective.

La question posée à la cour était de déterminer si la preuve de la livraison de marchandises peut être rapportée par des lettres de voiture signées par un tiers destinataire, désigné par le débiteur lui-même, combinées à des échanges de courriels établissant la reconnaissance de la dette.

La Cour d’appel de Paris infirme l’ordonnance du juge-commissaire et admet la créance au passif de la procédure de sauvegarde. Elle retient que « bien que ces documents, qui constituent des attestations de remise en mains propres et donc de livraison de la marchandise, ne soient pas tous signés par un salarié de la société RIM Constructions, ils sont tous signés par le destinataire de la livraison, et constituent de ce fait des éléments de preuve de la livraison effective des marchandises ». Elle relève en outre que des échanges de courriels établissaient une reconnaissance de dette par la comptable de la société débitrice.

Cette décision invite à examiner successivement l’appréciation souple des modes de preuve de la livraison (I), puis les conséquences de la reconnaissance tacite de la dette sur l’admission de la créance (II).

I. L’appréciation souple des modes de preuve de la livraison

La cour admet que la preuve de la livraison puisse résulter de documents signés par un tiers destinataire désigné par le débiteur (A), ce qui conduit à relativiser l’exigence d’un bon de livraison signé par le créancier déclarant (B).

A. L’admission des lettres de voiture signées par le destinataire effectif

La Cour d’appel de Paris retient que les lettres de voiture et récépissés de livraison, signés par le destinataire effectif de la marchandise, « constituent des attestations de remise en mains propres et donc de livraison de la marchandise ». Cette analyse repose sur une lecture pragmatique de la situation commerciale. Les bons de commande émis par la société débitrice mentionnaient expressément l’adresse d’un tiers comme lieu de livraison. La cour en déduit qu’il était « démontré qu’elle souhaitait que la marchandise soit livrée à l’adresse de la société KBB ».

Cette solution s’inscrit dans une conception réaliste de la preuve en matière commerciale. La cour refuse de s’enfermer dans une lecture formaliste qui aurait exigé la signature d’un salarié du débiteur. Elle privilégie la cohérence entre les instructions données par le débiteur et les documents attestant de leur exécution. La signature du destinataire désigné par le débiteur lui-même suffit à établir la réalité de la livraison.

B. Le dépassement de l’exigence d’un bon de livraison signé par le débiteur

Le juge-commissaire avait rejeté la créance au motif qu’aucun bon de livraison signé par un salarié de la société débitrice n’avait été fourni. La cour d’appel écarte cette exigence en relevant que la débitrice « ne conteste pas le montant de la créance, intérêts et frais compris » et « se borne à contester l’effectivité de la livraison ». Cette contestation est jugée non sérieuse au regard des éléments produits.

L’arrêt rappelle que le créancier doit prouver l’existence de sa créance lorsque celle-ci est contestée, conformément aux articles 9 du code de procédure civile et 1353 du code civil. La cour estime toutefois que cette preuve peut résulter d’un faisceau d’indices concordants. L’exigence d’un bon de livraison signé par le débiteur n’est pas une condition sine qua non de l’admission de la créance. D’autres documents peuvent suffire lorsqu’ils établissent avec certitude la réalité de la livraison.

II. La reconnaissance tacite de la dette comme élément probatoire déterminant

La cour s’appuie sur des échanges de courriels établissant une reconnaissance de la dette par la société débitrice (A), ce qui permet de conclure à l’absence de contestation sérieuse de la créance (B).

A. La portée probatoire des échanges de courriels

La Cour d’appel de Paris relève que « la société Ober produit aux débats un échange de courriels entre une salariée de la société Ober et la comptable de la société RIM Constructions » dont il ressort que « la société RIM Constructions ne les a pas contestées à cette occasion ». Plus encore, la comptable de la débitrice « reconnaissait devoir la somme de 7 591,94 euros ». Cette reconnaissance écrite constitue un élément probatoire décisif.

La cour confère aux courriels échangés entre les parties une force probante significative. Ces échanges démontrent non seulement l’absence de contestation des factures à l’époque de leur émission, mais également une reconnaissance explicite du montant dû. Le fait que le paiement promis n’ait pu intervenir « faute de trésorerie suffisante » confirme que la dette n’était pas contestée dans son principe. La combinaison des documents de livraison et de cette reconnaissance écrite emporte la conviction de la cour.

B. L’absence de contestation sérieuse de la créance

La cour conclut que « l’existence de la créance déclarée par la société Ober n’est pas sérieusement contestable ». Elle retient que la débitrice « avait conscience qu’elle en était débitrice ». Cette conscience résulte tant des instructions de livraison données que de la reconnaissance ultérieure de la dette dans les échanges de courriels.

L’article L. 624-2 du code de commerce confère au juge-commissaire compétence pour statuer sur l’admission ou le rejet des créances. La cour rappelle qu’il n’y a discussion de la créance que « lorsque la créance déclarée est contestée dans son existence, son montant ou sa nature ». En l’espèce, la contestation portait uniquement sur l’effectivité de la livraison, question à laquelle les éléments produits apportaient une réponse suffisante. La cour infirme donc l’ordonnance du juge-commissaire et admet la créance au passif de la procédure de sauvegarde.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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