Cour d’appel de Paris, le 27 juin 2025, n°24/09881

La responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage constitue un terrain contentieux où la question de la prescription soulève des difficultés particulières. Le point de départ du délai quinquennal, lorsque le dommage résulte de travaux successifs sur un fonds voisin, demeure une source d’incertitude jurisprudentielle.

La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 27 juin 2025, apporte une contribution significative à cette problématique en précisant les conditions d’appréciation du point de départ de la prescription en présence de désordres distincts.

Les faits de l’espèce se rapportent à une opération de construction entreprise en 2018. Lors de travaux d’excavation menés en mars 2018, une conduite d’eaux usées desservant une copropriété mitoyenne a été rompue. Des fissures sont apparues en avril 2018 sur le mur d’un garage appartenant à un copropriétaire. Une intervention a été menée pour remblayer et reboucher la conduite. Puis, dans la nuit du 25 au 26 mai 2018, un affaissement de sol s’est produit sous l’angle d’un bâtiment appartenant à une société civile immobilière et sous la dalle du bâtiment accolé, provoquant un déboîtement du nouveau collecteur et une nouvelle fuite.

Le syndicat des copropriétaires et la société civile immobilière ont saisi le juge des référés d’une demande d’expertise en novembre 2018. L’expert a déposé son rapport en mars 2020. Par actes des 24, 25, 26, 30 mai et 1er juin 2023, le syndicat des copropriétaires et la société civile immobilière ont assigné les intervenants à l’opération de construction en réparation de leurs préjudices. Les défendeurs ont soulevé une fin de non-recevoir tirée de la prescription quinquennale, faisant valoir que le point de départ du délai devait être fixé à la première manifestation du trouble en mars ou avril 2018.

Par ordonnance du 6 mai 2024, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Meaux a rejeté cette fin de non-recevoir. Les sociétés défenderesses et le maître d’œuvre ont interjeté appel.

La question posée à la cour était de déterminer si, en matière de troubles anormaux de voisinage, le point de départ de la prescription quinquennale doit être fixé à la date de la première manifestation du dommage ou à celle de la découverte d’un dommage nouveau résultant de la poursuite des travaux.

La Cour d’appel de Paris confirme partiellement l’ordonnance du juge de la mise en état. Elle juge que « le point de départ de la prescription quinquennale applicable à l’action […] est donc le début de la manifestation du trouble anormal subi ». Elle considère toutefois que les demandeurs « pouvaient légitimement considérer qu’il était mis un terme à l’origine du trouble anormal de voisinage » après la première intervention, de sorte que « le point de départ de l’action est par conséquent la connaissance […] du nouveau dommage causé par les travaux », soit le 26 mai 2018. Elle déclare en conséquence l’action prescrite à l’égard de l’une des sociétés assignée le 30 mai 2023, mais recevable à l’égard des autres parties assignées les 24 et 26 mai 2023.

Cet arrêt invite à examiner successivement la détermination du point de départ de la prescription en matière de troubles anormaux de voisinage (I) et les conséquences pratiques de cette détermination sur la recevabilité de l’action (II).

I. La détermination du point de départ de la prescription en matière de troubles anormaux de voisinage

La cour procède à une analyse rigoureuse du régime applicable à la prescription (A) avant de caractériser l’existence d’un dommage nouveau justifiant un nouveau point de départ (B).

A. Le régime de la prescription quinquennale sous l’empire de l’article 2224 du code civil

La cour rappelle avec précision le cadre juridique applicable. Elle écarte l’application de la jurisprudence antérieure invoquée par les demandeurs, fondée sur l’ancien article 2270-1 du code civil. Elle énonce que « cet arrêt, relatif à des désordres apparus en 2001, a été rendu sous l’empire des dispositions de l’ancien article 2270-1 du code civil, qui énonçait que le point de départ des actions en responsabilité civile extra-contractuelle court de la manifestation du dommage ou de son aggravation ».

Cette distinction chronologique revêt une importance capitale. L’article 2270-1 ancien autorisait expressément le report du point de départ à la date d’aggravation du dommage. L’article 2224 issu de la réforme du 17 juin 2008 retient un critère différent, celui de la connaissance des faits permettant d’exercer l’action. La cour souligne que cette réforme avait pour « objectif d’uniformiser les délais de recours ».

La cour applique donc le critère de l’article 2224 en se référant à un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 6 avril 2023. Elle en déduit que « le point de départ de la prescription quinquennale applicable à l’action […] est donc le début de la manifestation du trouble anormal subi ». Cette formulation impose une appréciation in concreto de la date à laquelle le trouble s’est manifesté au détriment de la victime.

Le raisonnement de la cour s’inscrit dans une logique de sécurité juridique. Les appelants faisaient valoir qu’admettre un point de départ reporté à la stabilisation des dommages reviendrait « à laisser le délai d’action courir indéfiniment si celui qui subit le trouble n’engage aucune démarche pour le faire cesser ». La cour ne retient pas cette argumentation mais refuse également le critère de la consolidation du dommage issu de l’ancienne jurisprudence.

B. La caractérisation d’un dommage nouveau distinct du dommage initial

La cour procède à une analyse factuelle minutieuse pour déterminer si les désordres survenus en mai 2018 constituaient une aggravation du dommage initial ou un dommage nouveau.

Elle relève que « dès lors qu’il a été mené une intervention destinée à mettre un terme au premier désordre de fissuration et qu’il n’a pas été constaté d’aggravation de celui-ci après cette intervention, la SCI […] et le syndicat des copropriétaires pouvaient légitimement considérer qu’il était mis un terme à l’origine du trouble anormal de voisinage ». Cette appréciation repose sur les constatations de l’expert judiciaire qui avait distingué deux séquences de désordres.

L’affaissement survenu dans la nuit du 25 au 26 mai 2018 résultait, selon l’expertise, d’une « variation des caractéristiques mécaniques du sol d’assise des murs, soit directement par les effets des excavations effectuées […] soit encore transitivement par les effets des écoulements qui ont pu se produire ». La cour en déduit que ce désordre constituait un fait générateur distinct, lié à la poursuite des travaux après la première intervention réparatrice.

Cette qualification emporte des conséquences décisives. Le point de départ de la prescription n’est plus mars ou avril 2018, date des premières fissurations, mais le 26 mai 2018, date de la découverte de l’affaissement. La cour précise que ce point de départ correspond à « la connaissance […] du nouveau dommage causé par les travaux », démontrant que « la poursuite des travaux […] sur le terrain voisin leur causait un nouveau trouble anormal de voisinage ».

Cette solution présente l’intérêt de concilier le principe de sécurité juridique avec la protection des victimes de troubles de voisinage. Elle évite que la prescription ne commence à courir alors même que le dommage définitif n’est pas encore réalisé, tout en refusant le critère trop favorable de la consolidation qui aurait reporté le point de départ au dépôt du rapport d’expertise.

II. Les conséquences pratiques de la détermination du point de départ sur la recevabilité de l’action

La fixation du point de départ au 26 mai 2018 produit des effets différenciés selon les défendeurs (A) et conduit à une répartition des frais du procès conforme à l’issue du litige (B).

A. L’appréciation distributive de la prescription selon la date des assignations

La cour procède à une vérification méthodique des dates d’assignation pour chaque défendeur. Elle relève que la société civile immobilière a assigné les parties aux dates suivantes : deux sociétés le 24 mai 2023, le maître d’œuvre le 26 mai 2023, une autre société le 30 mai 2023.

Le point de départ étant fixé au 26 mai 2018, le délai de prescription quinquennale expirait le 26 mai 2023 à minuit. La cour en tire les conséquences avec rigueur : l’action est prescrite à l’égard de la société assignée le 30 mai 2023, soit quatre jours après l’expiration du délai, mais recevable à l’égard des parties assignées les 24 et 26 mai 2023.

Cette solution illustre l’importance pratique de la computation des délais de prescription. Un écart de quelques jours dans la délivrance des assignations suffit à sceller le sort de l’action. La cour « infirme » l’ordonnance du juge de la mise en état en ce qu’elle avait rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société assignée tardivement et « déclare irrecevables les demandes indemnitaires formées […] à l’encontre de la société […] comme étant prescrites ».

La cour examine également la question de l’effet interruptif de la procédure de référé. Elle constate que seul le syndicat des copropriétaires « a intenté une action en référé et peut prétendre à son bénéfice à l’interruption de la prescription quinquennale à ce titre ». En revanche, la société civile immobilière, « qui n’a pas initié l’instance aux côtés du syndicat des copropriétaires, ne peut prétendre à bénéficier de l’effet interruptif de prescription attaché à celle-ci ».

Cette distinction rappelle le caractère relatif de l’interruption de la prescription. L’article 2241 du code civil dispose que la demande en justice interrompt le délai de prescription, mais cet effet ne profite qu’à celui qui a formé la demande. Le gérant de la société civile immobilière avait certes initié l’action en référé en son nom personnel, mais cette circonstance demeurait sans incidence sur la prescription applicable à la personne morale.

B. La répartition cohérente des frais du procès

La cour tire les conséquences de sa décision sur les frais du procès. Elle infirme l’ordonnance en ce qu’elle avait condamné l’ensemble des défendeurs in solidum aux dépens et aux frais irrépétibles. Elle rejette les demandes formées par la société civile immobilière à l’encontre de la société dont l’action est prescrite.

La cour refuse également d’accueillir la demande de cette dernière société fondée sur l’article 700 du code de procédure civile. Cette solution peut surprendre dès lors que la société obtient gain de cause sur la prescription. Elle s’explique toutefois par la circonstance que la prescription ne résulte que d’un décalage de quelques jours dans la délivrance de l’assignation et non d’une contestation de principe sur le bien-fondé de l’action.

En appel, la cour condamne in solidum les sociétés appelantes principales aux dépens et à verser à la société civile immobilière une somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles. Cette condamnation sanctionne l’échec de leur appel sur le point essentiel de la fixation du point de départ de la prescription.

La portée de cet arrêt mérite d’être soulignée. En matière de troubles anormaux de voisinage résultant de travaux de construction, le point de départ de la prescription doit être apprécié au regard de chaque dommage distinct. Lorsqu’une intervention a été menée pour remédier à un premier désordre et que les travaux se poursuivent en causant un nouveau dommage, ce dernier constitue un fait générateur autonome ouvrant un nouveau délai de prescription. Cette solution assure un équilibre entre la protection des victimes et la sécurité juridique des constructeurs, tout en imposant aux praticiens une vigilance particulière dans la computation des délais.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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