Cour d’appel de Paris, le 9 juillet 2025, n°21/14993

Rendue par la Cour d’appel de Paris le 9 juillet 2025, l’arrêt tranche un contentieux né d’un chantier de reconstruction d’une estacade fluviale, au cours duquel le battage d’un pieu a perforé une galerie d’eau potable, provoquant une inondation d’installations publiques et des dommages d’exploitation. Le maître d’ouvrage avait confié une mission de conception à un maître d’œuvre et une mission d’avant‑projet au géotechnicien, tandis que l’entreprise de fondations assurait le lot pieux en qualité de mandataire d’un groupement. Après expertise judiciaire, le tribunal judiciaire de Paris, le 22 juin 2021, a retenu la responsabilité de l’entreprise de fondations et du maître d’ouvrage, exclu celle du géotechnicien et du maître d’œuvre, et alloué diverses indemnités au gestionnaire du réseau d’eau et aux tiers impactés.

En appel, le maître d’ouvrage sollicite une nouvelle répartition des fautes, argue des manquements du concepteur et du géotechnicien, et conteste sa part. L’entreprise de fondations et son assureur recherchent la responsabilité du gestionnaire du réseau pour réponse insuffisante à la DICT, ainsi que celle du concepteur et du géotechnicien. Le gestionnaire du réseau sollicite confirmation du principe d’une indemnisation intégrale. Le géotechnicien demande sa mise hors de cause, tandis que le maître d’œuvre défend l’office limité de sa mission VISA.

La question centrale porte sur la portée des obligations d’information de l’exploitant d’un réseau non classé sensible au titre du code de l’environnement, sur l’étendue des devoirs incombant, d’une part, au maître d’œuvre dans la mission VISA, d’autre part, au géotechnicien dans une mission d’avant‑projet, ainsi que sur la méthode de répartition des responsabilités entre intervenants. La cour confirme l’absence de faute du gestionnaire du réseau, retient le manquement du titulaire de la mission VISA au regard des études d’exécution modifiées, écarte la responsabilité du géotechnicien faute de lien causal, et opère une répartition fondée sur la gravité des fautes, fixée à 60 % pour l’entreprise de fondations, 20 % pour le maître d’ouvrage, 20 % pour le maître d’œuvre. Elle confirme l’indemnisation du gestionnaire du réseau et ajuste divers postes de préjudices d’exploitation.

I. Le régime des obligations préalables et l’absence de faute du gestionnaire de réseau

A. Ouvrages non sensibles et portée des récépissés de DICT

La cour situe avec précision le cadre réglementaire applicable aux travaux à proximité des réseaux, en distinguant la catégorie des ouvrages sensibles au sens de l’article R. 554‑2 du code de l’environnement, et les autres. Elle relève, à propos de la conduite d’eau concernée, que « Au cas présent, la canalisation en cause entre dans la catégorie des canalisations de prélèvement et de distribution d’eau destinée à la consommation humaine mentionnées au II de de l’article R. 554‑2 du code de l’environnement. » Cette qualification écarte l’application des règles renforcées propres aux ouvrages sensibles, sauf reclassement exprès.

La juridiction insiste sur la possibilité de signaler une criticité particulière au stade du récépissé, en relevant que ce choix n’a pas été retenu par l’exploitant. Elle en déduit, de manière claire, que « celle‑ci n’était pas, au jour du sinistre, sensible au sens de la réglementation applicable, de sorte que l’établissement public […] n’était pas tenu d’organiser une réunion sur site et que l’appréciation du respect de ses obligations ne doit être faite qu’au regard du seul contenu de son récépissé ». L’analyse se concentre donc sur la suffisance intrinsèque du récépissé, au regard de l’arrêté du 15 février 2012 et des mentions obligatoires.

B. Incertitudes résiduelles, devoirs du responsable de projet et trouble de voisinage

La cour confronte les éléments du dossier et l’expertise. Elle retient que le récépissé faisait apparaître la présence de réseaux dans la zone d’emprise et renvoyait à des recommandations adaptées, si bien que le grief de réponse imprécise ne résiste pas. Elle ajoute, à titre déterminant, que la gestion des incertitudes sur la localisation repose d’abord sur le responsable du projet, qui devait anticiper et partager le coût d’investigations complémentaires lorsque le doute persistait. Elle le rappelle avec netteté: « A titre surabondant, la cour observe qu’il appartenait, en application du II de l’article R. 554‑23 du code de l’environnement, au responsable du projet […] de prévoir des investigations complémentaires ». Le manquement allégué de l’exploitant n’étant ni établi ni causal, le trouble de voisinage demeure intégralement réparable au profit du gestionnaire du réseau.

Le raisonnement convainc par sa cohérence avec l’économie de la réforme anti-endommagement, qui répartit les diligences entre exploitants, responsables de projet et entreprises, selon la nature du réseau et le stade du projet. La solution protège la finalité de la DICT, sans en faire un instrument de substitution aux études préalables et aux vérifications d’exécution.

II. Les fautes de conception‑exécution et la répartition des responsabilités

A. Le manquement du titulaire de la mission VISA face à l’allongement des pieux

La cour examine les obligations du concepteur au stade du VISA. Elle rappelle d’abord le cadre de responsabilité du maître d’œuvre, en citant une formule de principe: « Il est établi que le maître d »uvre n’est tenu que d’une obligation de moyens dans l’exécution de ses missions ». Elle précise ensuite l’office du VISA en ces termes: « Au titre de sa mission VISA, […] de vérifier, d’une part, les plans et documents d’exécution réalisés par le titulaire du marché de travaux, d’autre part, les notes de calculs d’exécution réalisées par le titulaire du marché de travaux. » Cette exigence de conformité et de vigilance documentée constitue le cœur du contrôle.

Or les études d’exécution prévoyaient un allongement notable du battage des pieux par rapport au projet initial, dans un contexte où la DICT signalait la présence d’ouvrages enterrés. La cour en déduit un défaut de réaction du concepteur. Elle retient, par une formule qui souligne la faute, que « Ce faisant, elle a manqué à ses obligations en ne s’assurant pas que cet allongement important de la longueur de battage des pieux ne présentait pas de risque au regard du récépissé […] en ne refusant pas son visa. » Le manquement est tenu pour causal car l’allongement a directement conduit à la perforation de la galerie.

Cette analyse, exigeante mais mesurée, n’élargit pas indûment le périmètre du VISA. Elle sanctionne l’absence de contrôle face à une modification substantielle, identifiable dans les notes d’exécution, et potentiellement dangereuse au regard des indications du récépissé. Elle illustre une vigilance procédurale minimale attendue dans l’articulation conception‑exécution.

B. La limitation de la mission géotechnique et l’absence de lien causal

S’agissant du géotechnicien, la cour confirme l’absence de faute en rappelant la délimitation stricte de la mission confiée. L’intervention s’inscrivait au stade d’avant‑projet, sans dimensionnement d’exécution ni localisation de réseaux, qui relèvent de missions distinctes en norme applicable. La cour souligne que « l’étendue de cette obligation de conseil est à la mesure de la mission à lui confiée », puis constate l’absence de lien causal dès lors que le projet initial, à profondeur moindre, n’aurait pas rencontré la galerie. Elle le formule nettement: « En tout état de cause, comme il a été indiqué ci‑dessus, la mise en ‘uvre du projet initial n’aurait pas causé le sinistre litigieux ».

La méthode de partage est posée avec clarté. La cour rappelle que « la répartition à opérer, se fera, conformément à la jurisprudence, en fonction de la gravité des fautes retenues et non en fonction de la prépondérance du lien de causalité ». Cette approche, conforme au droit de la construction, conduit à laisser la part la plus importante à l’entreprise de fondations, à raison d’un défaut d’interprétation du récépissé et d’une persistance au battage malgré des résistances anormales. Le maître d’ouvrage conserve une quote-part pour carence organisationnelle, tenant au choix de se passer d’une maîtrise d’œuvre d’exécution et d’études d’exécution adaptées, qui a permis la modification risquée du projet. Le concepteur, enfin, assume une part équivalente à celle du maître d’ouvrage pour le défaut de vigilance dans le VISA, qui a contribué à la survenance du dommage.

L’économie de l’arrêt procède d’une articulation maîtrisée entre droit positif et faits techniques. Les formules de principe mobilisées par la cour structurent l’office des intervenants et évitent une dilution des responsabilités. Ainsi, « Il est tout aussi établi que l’étendue de cette obligation de conseil est à la mesure de la mission à lui confiée », et, plus généralement, « Il est établi que tout architecte est tenu d’une obligation de conseil à l’égard du maître de l’ouvrage ». Déclinées aux circonstances, elles justifient l’exonération du géotechnicien, l’engagement du concepteur au titre du VISA, et la participation du maître d’ouvrage, sans excès.

La solution sur les préjudices s’insère logiquement dans ce cadre. L’indemnisation du gestionnaire du réseau au titre du trouble de voisinage est confirmée, faute de manquement imputable, tandis que les pertes d’exploitation et surcoûts des acteurs du chantier sont appréciés sur la base des constats expertaux. La contribution à la dette suit ensuite la gravité des fautes, de manière cohérente avec le partage retenu et les garanties d’assurance mobilisées, sans altérer l’indemnisation des tiers.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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