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La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 9 juillet 2025, tranche un litige relatif à la modification unilatérale par un employeur des modalités de calcul des droits à la retraite d’un salarié. Un agent recruté en 1989 par un établissement public de transport bénéficiait, en vertu d’un accord collectif du 1er septembre 2010, d’un régime de bonification de durée de service dit « tableau B », plus favorable que celui prévu par le décret du 30 juin 2008. À compter du 1er mai 2019, l’employeur a cessé d’appliquer cet accord sans le dénoncer formellement, privant ainsi le salarié de trimestres de bonification jusqu’à son départ en retraite le 1er juillet 2021. La dénonciation officielle de l’accord n’est intervenue que le 13 décembre 2021.
Le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Paris le 27 mai 2020 pour contester cette modification. Par jugement du 25 avril 2022, les premiers juges ont condamné l’employeur à verser 42 744 euros de dommages et intérêts pour préjudice de retraite et 15 000 euros pour préjudice moral. L’employeur a interjeté appel, contestant tant le principe que le quantum des condamnations.
La question posée à la cour était double : d’une part, déterminer si l’inexécution de l’accord collectif ouvrait droit à indemnisation et selon quelles modalités de calcul ; d’autre part, apprécier si le comportement de l’employeur caractérisait une exécution déloyale du contrat de travail justifiant réparation d’un préjudice moral distinct.
La Cour d’appel de Paris confirme le préjudice moral et infirme partiellement le jugement sur le préjudice matériel, substituant à la somme de 42 744 euros celle de 23 315,88 euros. Elle retient que « le calcul effectué sur la base de la rémunération journalière du salarié ne correspond pas à la réalité du préjudice puisqu’il n’est pas contesté que celui-ci a perçu sa pleine rémunération pendant cette période et que la bonification porte sur un nombre de trimestres et non sur la rémunération ».
Cet arrêt invite à examiner successivement la méthode d’évaluation du préjudice de retraite résultant de l’inexécution d’un accord collectif (I), puis la caractérisation du préjudice moral pour exécution déloyale du contrat de travail (II).
I – L’évaluation du préjudice de retraite résultant de l’inexécution d’un accord collectif
La cour procède à une rectification méthodologique du calcul du préjudice matériel (A), tout en consacrant le principe d’une indemnisation intégrale de la perte de droits à retraite (B).
A – La rectification du mode de calcul du préjudice
Le salarié avait calculé son préjudice en multipliant les jours de bonification perdus par sa rémunération journalière, aboutissant à 42 744 euros. La cour rejette cette méthode au motif que « la bonification porte sur un nombre de trimestres et non sur la rémunération ». Cette précision revêt une importance considérable pour le contentieux des régimes spéciaux de retraite.
La bonification de durée de service constitue un avantage qui majore fictivement la durée de cotisation sans correspondre à un travail effectif. Elle n’a pas la nature d’un salaire différé mais d’un droit à pension supplémentaire. La cour applique ici le principe selon lequel le préjudice doit être évalué dans sa consistance réelle et non par référence à une grandeur sans lien direct avec lui.
L’employeur proposait un calcul fondé sur l’écart de taux de remplacement, soit 64,45 euros mensuels, capitalisé selon les tables de mortalité générationnelles. La cour adopte cette méthode actuarielle qui présente l’avantage de mesurer exactement la perte subie sur la durée prévisible de versement de la pension. Cette approche s’inscrit dans la jurisprudence constante qui impose de réparer le préjudice réel sans enrichissement ni appauvrissement de la victime.
B – La consécration d’un droit à réparation intégrale
Malgré la réduction du quantum, la cour confirme le principe d’une indemnisation. Elle relève que « la perte de la bonification est établie du fait de l’exclusion de M. [F] du tableau B à compter du 1er mai 2019, alors que celui-ci aurait dû en bénéficier jusqu’à sa retraite ». L’accord collectif créait un droit acquis pour le salarié dès lors qu’il remplissait les conditions pour en bénéficier.
La portée de cette solution dépasse le cas d’espèce. Elle signifie que l’employeur ne peut suspendre unilatéralement l’application d’un accord collectif avant de l’avoir régulièrement dénoncé. Durant la période comprise entre la cessation d’application de fait et la dénonciation formelle, les salariés conservent leurs droits et peuvent en réclamer l’exécution ou la réparation.
Cette décision renforce la sécurité juridique des accords collectifs. Elle rappelle que la dénonciation obéit à un formalisme protecteur qui ne saurait être contourné. L’employeur qui anticipe sur les effets d’une dénonciation qu’il n’a pas encore opérée engage sa responsabilité contractuelle.
II – La caractérisation du préjudice moral pour exécution déloyale
La cour confirme l’existence d’un préjudice moral distinct du préjudice matériel (A), illustrant les exigences de la bonne foi dans l’exécution du contrat de travail (B).
A – L’autonomie du préjudice moral
La cour retient que le salarié « a nécessairement subi un préjudice en prenant sa retraite sans avoir bénéficié du maintien rétroactif du tableau B pour la période du 1er mai 2019 jusqu’à son départ à la retraite ». Elle confirme la somme de 15 000 euros allouée en première instance.
L’employeur contestait l’existence d’un préjudice moral distinct, arguant de la régularité de la dénonciation intervenue en décembre 2021. La cour écarte cet argument car la dénonciation est postérieure au départ en retraite du salarié et ne pouvait donc régulariser rétroactivement la situation.
Le préjudice moral se distingue ici du préjudice matériel par sa nature. Il tient à l’incertitude subie pendant plus de deux ans, aux démarches de contestation entreprises par le salarié, et à la circonstance qu’il a dû partir en retraite dans un contexte conflictuel. La cour relève que l’intéressé « a saisi à plusieurs reprises son employeur les 2 mai et 16 mai 2019 de sa contestation sur ce point ».
B – L’exigence de bonne foi dans la gestion des avantages sociaux
La décision s’inscrit dans le prolongement de l’article L. 1222-1 du code du travail qui impose une exécution de bonne foi du contrat de travail. L’employeur ne saurait priver un salarié d’un avantage conventionnel sans respecter les règles de dénonciation, puis se prévaloir d’une dénonciation tardive pour échapper à toute responsabilité.
La cour sanctionne un comportement qui a consisté à appliquer unilatéralement un régime moins favorable pendant plus de deux ans avant de régulariser juridiquement la situation. Cette attitude a placé les salariés dans une position d’insécurité préjudiciable, les contraignant à des actions contentieuses et syndicales pour faire valoir leurs droits.
La solution présente une portée préventive. Elle dissuade les employeurs de suspendre de facto l’application d’accords collectifs en attendant une dénonciation ultérieure. Elle garantit que les droits issus de la négociation collective demeurent effectifs tant que l’accord n’a pas été régulièrement dénoncé conformément aux articles L. 2261-9 et suivants du code du travail.