Cour d’appel de Pau, le 17 juin 2025, n°24/02750

La Cour d’appel de Pau, par un arrêt du 17 juin 2025, a statué sur une demande d’expertise judiciaire en matière de construction. Cette décision soulève la question des conditions d’octroi d’une mesure d’instruction in futurum lorsque le chantier n’est pas achevé.

Un particulier a confié à un architecte la maîtrise d’œuvre de travaux de rénovation de sa maison pour un budget de 250 000 euros. Trois entreprises ont été chargées des différents lots : gros œuvre et charpente, ravalement et plomberie, menuiseries et électricité. Arguant de l’existence de désordres, le maître d’ouvrage a fait réaliser une expertise amiable avant d’assigner les constructeurs en référé aux fins d’expertise judiciaire.

Le juge des référés du tribunal judiciaire de Pau, par ordonnance du 25 septembre 2024, a débouté le maître d’ouvrage de sa demande d’expertise et rejeté les demandes reconventionnelles en paiement de l’architecte et de l’une des entreprises. Le magistrat a estimé que le chantier était toujours en cours et qu’il ne pouvait apprécier ni la liste précise des désordres, ni l’état d’avancement des travaux.

Le maître d’ouvrage a interjeté appel. L’architecte et la société de rénovation ont formé des appels incidents, sollicitant respectivement le paiement d’honoraires de 18 431,15 euros et d’une provision de 33 006,24 euros.

La question posée à la cour était de savoir si l’inachèvement d’un chantier fait obstacle à l’existence d’un motif légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile, et si les demandes en paiement des constructeurs se heurtaient à des contestations sérieuses.

La cour a infirmé l’ordonnance sur la demande d’expertise en jugeant que « l’inachèvement d’un chantier ne fait pas obstacle à l’existence d’un motif légitime de voir ordonner une expertise judiciaire, pas plus que l’absence de détermination à ce stade de la nature des responsabilités ». Elle a confirmé le rejet des demandes provisionnelles en relevant l’existence de « sérieuses contestations » sur les créances invoquées.

Cet arrêt appelle une analyse en deux temps : d’une part, l’appréciation souple du motif légitime de l’article 145 du code de procédure civile (I), d’autre part, le caractère sérieusement contestable des créances des constructeurs (II).

I. L’appréciation souple du motif légitime en matière de référé probatoire

La cour adopte une conception large du motif légitime (A) et neutralise l’argument tiré de l’inachèvement du chantier (B).

A. La reconnaissance d’un motif légitime fondé sur des éléments circonstanciés

L’article 145 du code de procédure civile subordonne l’octroi d’une mesure d’instruction in futurum à l’existence d’un « motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». La jurisprudence exige que le demandeur justifie d’un litige potentiel plausible, sans imposer la démonstration du bien-fondé de ses prétentions.

En l’espèce, le maître d’ouvrage produisait deux procès-verbaux de constat d’huissier des 20 juillet 2022 et 1er février 2023, ainsi qu’un rapport d’expertise amiable du 3 avril 2024. La cour relève que ces éléments font état de « très nombreux désordres sur le chantier », énumérant précisément les ouvrages affectés : terrasse en bois, garde-corps, menuiseries extérieures, façade, plâtrerie, VMC, isolation phonique. L’expert amiable avait constaté des « manquements aux normes DTU » et des « défauts d’exécution ».

La cour censure l’appréciation du premier juge qui avait estimé ne pas être « en mesure d’apprécier la liste précise des désordres susceptibles de justifier une expertise judiciaire ». Elle affirme au contraire que les désordres « sont parfaitement listés par les pièces produites ». Cette position s’inscrit dans une jurisprudence constante selon laquelle le juge des référés ne peut exiger du demandeur une preuve complète des faits allégués, puisque l’expertise a précisément pour objet de l’établir.

B. L’indifférence de l’inachèvement du chantier

Le premier juge avait retenu que « le chantier serait toujours en cours » pour refuser l’expertise, considérant qu’il ne pouvait distinguer « ce qui pourrait relever de désordres de nature décennale et de travaux de parfait achèvement qui seraient toujours en cours ».

La cour énonce une solution de principe : « l’inachèvement d’un chantier ne fait pas obstacle à l’existence d’un motif légitime de voir ordonner une expertise judiciaire ». Elle ajoute que l’absence de détermination « à ce stade de la nature des responsabilités pouvant être engagées » n’est pas davantage un obstacle, « puisque l’objectif de l’expertise est en premier lieu de déterminer l’existence et la nature des désordres pour permettre au juge du fond de se prononcer sur les éventuelles responsabilités ».

Cette motivation rappelle la finalité probatoire de l’article 145 du code de procédure civile. La mesure d’instruction a vocation à permettre au demandeur de constituer ses preuves en vue d’un procès éventuel. Exiger qu’il démontre préalablement la qualification juridique des désordres reviendrait à inverser l’objet même du texte. La cour remet ainsi le dispositif légal dans sa logique : l’expertise doit précéder la qualification, non l’inverse.

La portée de cette solution dépasse le seul droit de la construction. Elle confirme que le juge des référés probatoires n’a pas à préjuger du fond pour apprécier le motif légitime.

II. Le rejet des demandes provisionnelles pour contestation sérieuse

La cour confirme le rejet de la demande de l’architecte (A) comme de celle de l’entreprise de rénovation (B).

A. Le rejet de la demande de provision de l’architecte

L’architecte sollicitait le paiement de 18 431,15 euros au titre de sa note d’honoraires du 14 juin 2023, facturant une mission de conception et de suivi de chantier. Il invoquait l’exécution de sa mission contractuelle et soutenait que les éventuels désordres étaient « indépendants de l’obligation de paiement » du maître d’ouvrage.

La cour rappelle que l’article 835 alinéa 2 du code de procédure civile autorise le juge des référés à accorder une provision « dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable ». Elle relève au préalable que la demande de l’architecte « ne peut porter que sur des sommes provisionnelles et non sur une condamnation définitive », précision utile sur l’étendue des pouvoirs du juge des référés.

Sur le fond, la cour estime que la créance « se heurte à de sérieuses contestations au regard des pièces produites aux débats ». Les désordres nombreux relevés par l’expertise amiable mettaient en cause la qualité de la mission de conception et de suivi de chantier facturée par l’architecte. La bonne exécution de ses obligations contractuelles était ainsi directement contestée.

Cette solution applique rigoureusement le critère de la contestation sérieuse. Le juge des référés n’a pas à trancher le fond du litige opposant le maître d’ouvrage à l’architecte sur la qualité de sa prestation. Il lui suffit de constater que cette contestation présente un caractère sérieux pour refuser d’allouer une provision.

B. Le rejet de la demande de provision de l’entreprise de rénovation

La société de rénovation réclamait une provision de 33 006,24 euros au titre de travaux qu’elle prétendait avoir « correctement exécutés ». Elle soutenait que les désordres dénoncés étaient imprécis et que la prise de possession des lieux par le maître d’ouvrage valait réception tacite purgeant les vices apparents.

La cour écarte ces arguments de manière concise. Elle constate que « les travaux présentent des inachèvements et des désordres qui constituent de sérieuses contestations sur la créance » de la société. L’arrêt ne se prononce pas sur l’argument de la réception tacite, ce qui se comprend : la question relève du juge du fond et son examen excéderait les pouvoirs du juge des référés.

La solution s’explique par la cohérence interne de l’arrêt. Dès lors que la cour ordonne une expertise pour déterminer l’existence et l’étendue des désordres, elle ne peut simultanément accorder une provision comme si ces désordres n’affectaient pas la créance des constructeurs. Les deux démarches sont antinomiques.

La cour tire également les conséquences de sa décision sur les dépens et les frais irrépétibles. L’architecte, la société de rénovation et les autres parties succombantes sont condamnés in solidum aux dépens des deux instances et au paiement de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Cette condamnation solidaire traduit l’unité du litige les opposant au maître d’ouvrage.

Cet arrêt illustre l’articulation entre le référé probatoire de l’article 145 et le référé provision de l’article 835 alinéa 2 du code de procédure civile. La reconnaissance d’un motif légitime d’expertise implique l’existence d’un litige potentiel, lequel fonde nécessairement une contestation sérieuse sur les créances réciproques des parties.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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