Cour d’appel de Pau, le 26 juin 2025, n°23/02704

La question de l’indemnisation des victimes d’infractions se heurte parfois à des obstacles procéduraux qui retardent la liquidation définitive du préjudice. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Pau le 26 juin 2025 illustre cette difficulté en précisant les conditions dans lesquelles une victime peut obtenir une nouvelle expertise médicale, indépendamment de la réalisation de travaux d’adaptation financés par provision.

Un homme a été victime le 19 décembre 2017 d’un grave accident du travail ayant entraîné une paraplégie complète. Il a saisi la commission d’indemnisation des victimes d’infractions du tribunal judiciaire de Mont-de-Marsan par requête du 12 juillet 2019. Par arrêt du 16 septembre 2021, la Cour d’appel de Pau a ordonné une expertise médicale et alloué une provision de 50 000 euros. L’expert a déposé son rapport le 19 avril 2022 sans pouvoir évaluer l’ensemble des postes de préjudice en l’absence de consolidation. Le fonds de garantie a versé des provisions complémentaires totalisant 350 000 euros, dont 300 000 euros pour les travaux d’adaptation du logement. Par requête du 2 janvier 2023, la victime a sollicité une nouvelle expertise judiciaire.

La commission d’indemnisation des victimes d’infractions a rendu une décision le 19 septembre 2023 refusant d’ordonner une nouvelle expertise médico-légale. Elle a constaté le versement de la provision et s’est déclarée dessaisie. La victime a interjeté appel le 10 octobre 2023.

La victime soutenait que la commission avait méconnu son droit à obtenir une expertise de consolidation. Le fonds de garantie s’opposait à cette nouvelle mesure d’instruction au motif que les travaux d’adaptation du logement, financés par la provision versée, n’avaient pas été réalisés, ce qui empêcherait l’expert de procéder à l’évaluation définitive du préjudice.

La question posée à la Cour d’appel de Pau était de savoir si la liquidation définitive du préjudice d’une victime peut être subordonnée à la réalisation de travaux d’adaptation financés par une provision.

La cour infirme la décision de la commission et ordonne une nouvelle expertise médicale. Elle retient que « le principe de non-mitigation interdit de subordonner l’indemnisation du préjudice à la réalisation de travaux financés même par le débiteur de l’indemnisation ». Elle ajoute que la victime « reste libre de disposer de cette avance à valoir sur son préjudice sans être tenue de réaliser les travaux » et que « les frais d’adaptation du logement sont définitivement déterminés après la consolidation ».

Cette décision affirme le droit de la victime à la liquidation de son préjudice indépendamment de l’usage des provisions (I), tout en précisant l’articulation entre consolidation médicale et évaluation des besoins d’aménagement (II).

I. L’affirmation du droit à la liquidation du préjudice indépendamment de l’usage des provisions

La cour consacre le principe de non-mitigation comme fondement de la liberté de la victime (A) et en tire les conséquences sur l’autonomie de celle-ci dans la disposition des sommes avancées (B).

A. La consécration du principe de non-mitigation en droit de l’indemnisation

La Cour d’appel de Pau énonce que « le principe de non-mitigation interdit de subordonner l’indemnisation du préjudice à la réalisation de travaux financés même par le débiteur de l’indemnisation visant à améliorer la qualité de vie de la victime ». Cette affirmation s’inscrit dans une conception française de la réparation intégrale qui refuse d’imposer à la victime une obligation de minimiser son dommage.

Le droit français ignore traditionnellement le duty to mitigate du droit anglo-saxon. La victime n’a pas à prendre des mesures pour réduire son préjudice ou optimiser sa situation. La cour fait une application directe de ce principe au contentieux de l’indemnisation par le fonds de garantie. Le refus de réaliser les travaux d’adaptation ne peut constituer un obstacle à la poursuite de la procédure d’indemnisation.

Cette position se justifie par la nature même du préjudice corporel. La victime d’une paraplégie complète subit une atteinte irréversible à son intégrité physique. Lui imposer des contraintes supplémentaires pour accéder à l’indemnisation ajouterait une charge excessive à sa situation déjà éprouvante. La cour protège ainsi la victime contre toute forme de pression exercée par le débiteur de l’indemnisation.

La solution retenue préserve également la cohérence du système indemnitaire. Le fonds de garantie ne saurait invoquer sa propre générosité provisionnelle pour retarder la liquidation définitive du préjudice. Les provisions versées constituent des avances et non des conditions suspensives de l’indemnisation.

B. L’autonomie de la victime dans la disposition des provisions

La cour précise que la victime « reste libre de disposer de cette avance à valoir sur son préjudice sans être tenue de réaliser les travaux ». Cette affirmation reconnaît à la victime une liberté totale dans l’utilisation des sommes reçues à titre provisionnel.

Cette liberté découle de la nature juridique de la provision. Celle-ci constitue une avance sur l’indemnisation définitive à laquelle la victime a droit. Elle ne comporte aucune affectation obligatoire, contrairement à ce que pourrait suggérer son versement sur la base de devis de travaux d’adaptation. La victime peut choisir d’affecter les sommes à d’autres besoins ou de les conserver.

La cour ajoute toutefois une réserve importante : l’exercice de cette liberté se fait « sauf les conséquences pouvant être tirées du choix de la victime sur l’appréciation de son dommage ». Cette précision laisse entendre que le refus de réaliser les travaux pourra être pris en compte lors de la liquidation définitive. L’expert et le juge pourront évaluer le préjudice en tenant compte des choix opérés par la victime.

Cette réserve maintient un équilibre entre la liberté de la victime et la réalité de son préjudice. La victime qui refuse d’améliorer ses conditions de vie ne pourra prétendre à une indemnisation calculée comme si cette amélioration n’était pas possible. La liberté de choix s’accompagne d’une responsabilité dans l’appréciation du dommage réel.

II. L’articulation entre consolidation médicale et évaluation des besoins d’aménagement

La cour clarifie la chronologie de l’évaluation médico-légale (A) et reconnaît l’intérêt légitime de la victime à obtenir une nouvelle expertise (B).

A. La clarification de la chronologie médico-légale

La cour affirme que « les frais d’adaptation du logement sont définitivement déterminés après la consolidation, de sorte que leur réalisation ne peut être un préalable à l’établissement d’une expertise définitive ». Cette précision inverse la logique défendue par le fonds de garantie.

L’expert avait initialement préconisé que l’expertise de consolidation intervienne après les travaux d’adaptation. La cour analyse cette préconisation : elle ne résultait pas d’un « impératif médico-légal » mais visait simplement « à appréhender concrètement l’évolution de la victime dans son nouvel environnement ». L’expert avait fait coïncider les deux échéances par commodité, non par nécessité.

La consolidation médico-légale se définit comme le moment où les lésions se fixent et prennent un caractère permanent. Elle ne dépend pas des aménagements matériels réalisés par la victime. L’état médical peut être considéré comme stabilisé indépendamment de l’environnement de vie. La cour rétablit ainsi la primauté du critère médical sur les contingences matérielles.

Cette clarification a une portée pratique considérable. Elle empêche le débiteur de l’indemnisation de retarder indéfiniment la liquidation du préjudice en invoquant l’absence de réalisation des travaux. La victime conserve la maîtrise du calendrier procédural.

B. La reconnaissance de l’intérêt légitime à une nouvelle expertise

La cour constate que la victime « justifie d’un intérêt légitime à voir mettre en place une nouvelle expertise médicale compte tenu des complications médicales récentes, de l’abandon de son projet d’adaptation de son logement et de la notification de sa consolidation au 31 mars 2025 par sa caisse sociale ».

Trois éléments fondent cet intérêt légitime. Les complications médicales récentes constituent un élément nouveau justifiant un réexamen de l’état de la victime. L’abandon du projet d’adaptation modifie les paramètres de l’évaluation du préjudice. La notification de la consolidation par la caisse sociale permet désormais de procéder à l’expertise définitive.

La notification de la consolidation au 31 mars 2025 revêt une importance particulière. Elle met fin au service des indemnités journalières et ouvre droit à l’évaluation de l’incapacité permanente. Cet événement crée les conditions d’une liquidation définitive du préjudice que la commission avait refusée prématurément.

La cour infirme donc la décision de la commission et ordonne une expertise médicale complète. La mission confiée à l’expert couvre l’ensemble des postes de préjudice selon la nomenclature habituelle. La victime pourra ensuite saisir la commission en liquidation de son préjudice sur la base du rapport d’expertise à intervenir.

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Hassan KOHEN
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