Cour d’appel de Poitiers, le 11 septembre 2025, n°22/01360

La recevabilité de l’action en justice constitue un prérequis fondamental à tout examen au fond des prétentions des parties. Cette exigence procédurale, bien que nécessaire à la bonne administration de la justice, peut parfois se heurter à des situations humaines difficiles où la rigueur du droit semble s’opposer à l’équité.

La Cour d’appel de Poitiers, dans un arrêt du 11 septembre 2025, a eu à connaître d’une telle situation. Une épouse, souffrant de graves problèmes de santé altérant ses capacités cognitives et motrices, n’avait pu effectuer elle-même les démarches administratives et judiciaires relatives à sa demande de pension d’invalidité. Son époux avait alors entrepris ces démarches en son nom, sans toutefois disposer d’un pouvoir de représentation régulier.

Une demande de pension d’invalidité avait été adressée à la caisse primaire d’assurance maladie le 25 mai 2021. Le formulaire, non signé par l’intéressée, avait été complété par son époux. Cette demande fut rejetée le 9 juin 2021 au motif que les conditions administratives d’ouverture du droit n’étaient pas remplies. L’époux saisit la commission de recours amiable le 24 juin 2021, laquelle rejeta son recours. Il saisit ensuite le pôle social du tribunal judiciaire de La Rochelle par courrier du 31 octobre 2021. Par jugement du 26 avril 2022, ce tribunal déclara le recours irrecevable pour défaut de qualité à agir. Les époux interjetèrent appel. L’épouse décéda le 22 février 2023.

Les consorts, agissant tant en leur nom personnel qu’en qualité d’ayants droit de la défunte, faisaient valoir devant la Cour qu’un pouvoir de représentation avait été établi le 9 mars 2022 par l’intéressée au bénéfice de son époux, avec effet rétroactif. Ils invoquaient l’état de santé dégradé de cette dernière, qui l’empêchait d’accomplir elle-même les démarches nécessaires. La caisse soutenait quant à elle l’absence de qualité et d’intérêt à agir de l’époux, le pouvoir ayant été établi postérieurement à la saisine du tribunal.

La question posée à la Cour était de savoir si un pouvoir de représentation établi postérieurement à l’introduction de l’instance pouvait régulariser rétroactivement le défaut de qualité et d’intérêt à agir du demandeur initial.

La Cour d’appel de Poitiers confirme le jugement entrepris et déclare l’action irrecevable. Elle retient que « l’existence du droit d’agir en justice s’apprécie à la date de la demande introductive d’instance et ne peut être remise en cause par l’effet de circonstances postérieures ». Elle constate que l’époux « n’était à ces dates investi d’aucun pouvoir de représentation » et juge que « la régularisation d’un pouvoir a posteriori ne saurait régulariser l’action entreprise dont la recevabilité doit être établie au jour de son engagement ».

Cette décision illustre l’application stricte des règles relatives aux conditions de recevabilité de l’action en justice. Elle conduit à examiner l’appréciation des conditions de recevabilité au jour de l’introduction de l’instance (I), avant d’analyser l’impossible régularisation rétroactive du défaut de qualité à agir (II).

I. L’appréciation des conditions de recevabilité au jour de l’introduction de l’instance

La Cour rappelle avec fermeté le principe de l’appréciation des conditions de recevabilité à la date de la saisine (A), qu’elle applique de manière rigoureuse aux fins de non-recevoir tirées du défaut de qualité et d’intérêt à agir (B).

A. Le principe de cristallisation des conditions de recevabilité

La Cour fonde sa décision sur une règle procédurale fondamentale. Elle énonce que « par application des articles 31 et 122 du code de procédure civile, l’existence du droit d’agir en justice s’apprécie à la date de la demande introductive d’instance et ne peut être remise en cause par l’effet de circonstances postérieures ».

Ce principe de cristallisation trouve son fondement dans l’exigence de sécurité juridique. Il permet de déterminer avec certitude si une action était ou non recevable au moment où elle a été engagée. La date de la saisine du juge constitue ainsi le point de référence immuable pour apprécier la réunion des conditions procédurales.

La jurisprudence de la Cour de cassation a consacré cette règle de longue date, tout en admettant certains tempéraments. La régularisation en cours d’instance demeure en effet possible pour certaines irrégularités de fond, notamment lorsqu’une partie acquiert la qualité à agir avant que le juge ne statue. Toutefois, cette possibilité de régularisation connaît des limites que l’arrêt commenté met en lumière.

Cette rigueur procédurale répond à une logique de cohérence. Une action engagée par une personne dépourvue de qualité ne saurait produire d’effets juridiques valables, même si cette qualité est ultérieurement acquise. Le demandeur doit justifier de son droit d’agir au moment précis où il sollicite l’intervention du juge.

Cette exigence temporelle conditionne l’examen de la qualité et de l’intérêt à agir en matière de pension d’invalidité.

B. L’application aux fins de non-recevoir tirées du défaut de qualité et d’intérêt

La Cour applique le principe précédemment énoncé aux conditions spécifiques de l’action en matière de pension d’invalidité. Elle relève que « s’agissant de l’attribution d’une pension d’invalidité, seule le bénéficiaire de la pension a intérêt et qualité à agir ».

Cette affirmation découle de la nature même de la prestation sollicitée. La pension d’invalidité constitue un droit personnel et propre à son bénéficiaire. Elle vise à compenser la perte de revenus subie par l’assuré dont la capacité de travail est réduite. Cette dimension personnelle implique que seul le titulaire potentiel du droit puisse en réclamer l’attribution.

La Cour constate en l’espèce que l’époux « n’avait à la date à laquelle il a saisi le tribunal judiciaire ni intérêt à agir, la pension d’invalidité réclamée, qui est un bien propre, étant pour son épouse, ni qualité, seule Mme [V] ayant qualité pour agir au jour de l’action engagée ». Le cumul des deux défauts rend l’irrecevabilité incontestable.

L’intérêt à agir suppose un avantage personnel, direct et légitime à obtenir la décision sollicitée. L’époux, qui n’était pas le bénéficiaire de la pension, ne pouvait prétendre à un tel intérêt personnel. La qualité à agir, quant à elle, exige que le demandeur soit titulaire du droit litigieux ou investi d’un pouvoir de représentation. Aucune de ces conditions n’était remplie au jour de la saisine.

Cette rigueur dans l’appréciation des conditions de recevabilité conduit à examiner la question de la régularisation ultérieure du pouvoir de représentation.

II. L’impossible régularisation rétroactive du défaut de qualité à agir

La Cour refuse d’admettre que la production tardive d’un pouvoir puisse valider rétroactivement l’action engagée (A), ce qui conduit à une solution juridiquement fondée mais humainement regrettable (B).

A. Le rejet de l’effet rétroactif du pouvoir de représentation

Les consorts invoquaient le pouvoir établi le 9 mars 2022 par l’épouse au bénéfice de son époux, « en validant une rétroactivité au 3 mai 2021 ». La Cour écarte cet argument de manière catégorique. Elle retient que l’époux « n’était à ces dates investi d’aucun pouvoir de représentation, n’ayant produit un tel pouvoir que postérieurement à la saisine du tribunal judiciaire ».

La portée de cette solution mérite d’être soulignée. La Cour refuse d’accorder un quelconque effet à la clause de rétroactivité insérée dans le pouvoir de représentation. La volonté des parties de conférer un effet rétroactif à ce mandat ne saurait modifier les règles procédurales d’ordre public qui gouvernent la recevabilité de l’action.

La Cour affirme que « la régularisation d’un pouvoir a posteriori ne saurait régulariser l’action entreprise dont la recevabilité doit être établie au jour de son engagement, soit à la date du dépôt de la requête saisissant le tribunal ». Cette formulation ne laisse place à aucune ambiguïté.

Cette solution s’inscrit dans une conception objective de la recevabilité. Les conditions de l’action doivent être réunies au jour où celle-ci est introduite. Un pouvoir établi postérieurement, même assorti d’une clause de rétroactivité, ne saurait modifier une situation procédurale définitivement cristallisée.

Cette rigueur procédurale conduit à une décision dont la Cour elle-même reconnaît le caractère difficile sur le plan humain.

B. Une solution juridiquement rigoureuse aux conséquences humaines regrettables

La Cour ne reste pas insensible à la situation des parties. Elle prend soin de préciser qu’elle statue « sans méconnaître la réalité de la situation difficile dans laquelle se sont trouvés M. et Mme [V], et plus particulièrement la seconde au regard de la nature et des répercussions des problèmes de santé dont elle a souffert ».

Cette incise révèle le malaise du juge confronté à l’application d’une règle procédurale dont les effets peuvent apparaître injustes dans certaines circonstances. L’épouse, atteinte de troubles cognitifs et moteurs, se trouvait dans l’incapacité d’accomplir elle-même les démarches nécessaires. Son époux avait agi dans son intérêt, animé par le souci de préserver ses droits.

La Cour constate néanmoins que l’époux « d’un point de vue juridique, ne justifiait pas remplir les conditions nécessaires pour lui permettre de représenter son épouse dans le cadre de l’instance qu’il a engagée ». La distinction entre la légitimité morale de l’action et sa régularité juridique est ainsi clairement posée.

Cette décision soulève la question des alternatives qui s’offraient aux époux. Une mesure de protection judiciaire aurait pu être sollicitée, conférant à l’époux la qualité de représentant légal. L’épouse aurait également pu, malgré ses difficultés, signer elle-même la requête introductive d’instance. Ces solutions auraient permis de sécuriser la procédure dès son origine.

La portée de l’arrêt réside dans le rappel de l’importance de la régularité procédurale dès l’introduction de l’instance. Les justiciables et leurs conseils doivent veiller à ce que les conditions de recevabilité soient réunies ab initio, sans compter sur une régularisation ultérieure dont l’efficacité demeure incertaine.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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