Cour d’appel de Poitiers, le 11 septembre 2025, n°24/02034

La Cour d’appel de Poitiers, 11 septembre 2025, n° RG 24/02034, statue sur des demandes nées d’un concubinage ancien autour d’une boulangerie. Les ex-concubins ont eu deux enfants et ont travaillé dans l’entreprise artisanale de l’un, l’autre occupant un poste salarié et avançant plusieurs sommes significatives. Après séparation, l’appelante a assigné en ouverture d’opérations de compte, liquidation et partage, ainsi qu’en remboursement de prêts allégués totalisant soixante-neuf mille euros. Par ordonnance sur incident du 5 juillet 2024, le juge de la mise en état a déclaré irrecevables les demandes d’indivision et a jugé prescrites trois créances. L’appelante sollicite l’infirmation, invoquant une société créée de fait ou, subsidiairement, des prêts dont l’exigibilité aurait été reportée à la vente du fonds. L’intimé conclut à la confirmation, contestant l’indivision alléguée et soutenant la prescription quinquennale, faute de terme convenu et d’interruption ou suspension avérées. L’arrêt relève deux questions centrales, relatives à l’indivision entre concubins et au point de départ de la prescription, et y apporte des réponses nuancées et articulées. Il affirme l’absence d’indivision tout en admettant la recevabilité des actions en remboursement, au regard d’un point de départ glissant fondé sur la mise en demeure.

I. L’absence d’indivision entre concubins et l’exigence d’une société créée de fait

A. Critères jurisprudentiels et rappel des exigences

La juridiction d’appel rappelle la définition exigeante de la société créée de fait, en distinguant nettement l’aide au conjoint et l’association véritable dans l’entreprise. « La société créée de fait suppose la réunion de tous les éléments du contrat de société, visés par l’article 1832 du code civil, à savoir des apports, une participation aux bénéfices et aux pertes ainsi qu’une volonté de s’associer ; toutefois, la simple vie commune des deux personnes comme des concubins ne suffit pas à caractériser l’affectio societatis nécessaire. » « Ces conditions cumulatives doivent être établies séparément et ne sauraient se déduire les unes des autres (Cass. Civ 1ère 20 janvier 2010). » En rappelant cette exigence cumulative, la cour écarte toute déduction automatique entre apports financiers, gestion quotidienne et affectio societatis, prudente face aux situations domestiques imbriquées.

B. Application aux faits et confirmation du refus des opérations de partage

Les éléments produits établissaient des versements réitérés et une présence active dans le commerce, mais non une participation aux bénéfices ni une codécision sur un pied d’égalité. La cour en déduit, dans des motifs sobres, que l’existence d’une indivision patrimoniale ne peut être retenue entre anciens concubins exploitant un fonds appartenant à l’un. « Toutes les conditions de la société créée de fait ne sont donc pas remplies. » « Dès lors, il n’existe pas d’indivision entre les deux ex-concubins. » La conséquence procédurale est nette, les prétentions relatives aux opérations de partage demeurant irrecevables, la décision de première instance étant confirmée de ce chef. Le contentieux se déplace alors vers la prescription des créances, question décisive car elle conditionne l’accès au juge du fond et l’examen du bien-fondé.

II. Le point de départ « glissant » des prêts sans terme et la recevabilité des actions

A. Le cadre retenu par la cour et sa cohérence avec l’article 2224

La motivation s’appuie sur l’article 2224 du code civil et adopte une approche factuelle, individualisant le point de départ pour chaque créance invoquée. « Le point de départ de la prescription doit s’analyser distinctement pour chaque créance revendiquée. » « Par principe, le délai commence à s’écouler lorsque le titulaire du droit a effectivement connu les faits permettant de l’exercer. » « Il ne s’agit donc pas d’un point de départ fixe mais évolutif ou ‘glissant’. » En présence de prêts sans terme, la cour rattache l’exigibilité à la preuve d’une connaissance de l’atteinte au droit, non à la date des remises.

B. La mise en demeure comme déclencheur et les effets pratiques de la solution

« Lorsqu’un prêt a été consenti sans fixer de terme, le point de départ du délai de prescription quinquennale de l’action en remboursement se situe à la date d’exigibilité de l’obligation qui lui a donné naissance, laquelle doit être recherchée, suivant la commune intention des parties et les circonstances de l’engagement. » Constatant l’absence de terme certain, la juridiction retient la mise en demeure postérieure à la vente comme indice d’exigibilité, puis écarte la prescription sur chacune des créances. « En conséquence, l’action relative à cette créance est recevable. » La cour infirme donc les motifs sur la prescription, renvoyant le débat au fond, tout en confirmant l’irrecevabilité des opérations de partage entre les ex-concubins. « En conséquence, la décision critiquée sera infirmée de ce chef. »

La solution apparaît équilibrée, car elle préserve la rigueur des critères sociétaires, tout en évitant une forclusion automatique inadaptée aux prêts informels dans la sphère familiale. Elle s’inscrit dans une ligne prudente, où l’entrelacement des rôles dans un commerce familial ne suffit pas, en soi, à établir l’affectio societatis nécessaire. Sur la prescription, le rattachement à la première manifestation non équivoque du refus de rembourser protège utilement la confiance légitime née d’engagements informels sans échéance. Ce choix réduit l’importance d’arguments subsidiaires invoqués, tels la suspension par conciliation ou l’interruption par reconnaissance comptable, que la cour n’avait pas à trancher ici. La portée pratique est notable pour les situations de concubinage, invitant à dater l’exigibilité par des mises en demeure précises, et à conserver les éléments de traçabilité bancaire. Toutefois, l’ancrage sur la mise en demeure comporte un risque d’opportunisme temporel, que le juge maîtrise par l’examen des circonstances et la recherche d’une commune intention. Le renvoi au fond rappelle que l’absence de prescription ne préjuge pas du bien-fondé, la preuve des prêts et de leur cause restant soumise à un contrôle exigeant.

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Hassan KOHEN
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