Cour d’appel de Poitiers, le 3 juillet 2025, n°22/01098

La reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie ouvre aux ayants droit d’un salarié décédé la possibilité d’engager une action en faute inexcusable contre l’employeur. La question du point de départ du délai de prescription de cette action constitue un enjeu majeur, dès lors qu’une computation erronée prive définitivement les victimes de toute indemnisation complémentaire.

Un salarié avait travaillé dans le secteur du bâtiment et de la fabrication de matériaux en ciment, notamment en qualité d’intérimaire mis à disposition d’une entreprise utilisatrice. Le 7 avril 2005, il a adressé une première déclaration de maladie professionnelle pour une pneumoconiose au titre du tableau 25 A, refusée le 14 juin 2005. Le 21 avril 2008, il a formé une deuxième déclaration au titre du tableau 36 A, également refusée. Une expertise judiciaire a été ordonnée. Parallèlement, une troisième déclaration pour fibrose pulmonaire au titre du tableau 66 B a été déposée, conduisant à une prise en charge hors tableau le 20 octobre 2010. Par jugement du 10 mai 2011, le tribunal des affaires de sécurité sociale a reconnu que la pathologie relevait du tableau 36 des maladies professionnelles, tout en sursoyant à statuer sur le point de départ de cette maladie. Le salarié est décédé le 21 juin 2011. Par arrêt du 17 juin 2014, la cour d’appel de Limoges a fixé le point de départ de la maladie au 18 janvier 2008. Les ayants droit ont saisi la caisse d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable le 14 juin 2016.

Par jugement du 30 mars 2022, le pôle social du tribunal judiciaire de Tulle a déclaré l’action prescrite. Les ayants droit ont interjeté appel, soutenant que le délai de prescription n’avait pu courir avant la fixation définitive du point de départ de la maladie professionnelle par l’arrêt du 17 juin 2014. L’entreprise de travail temporaire et l’entreprise utilisatrice ont conclu à la confirmation du jugement.

La question posée à la cour d’appel de Poitiers était la suivante : le délai de prescription de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur court-il à compter de la décision reconnaissant le caractère professionnel de la maladie, indépendamment de la fixation ultérieure du point de départ de cette maladie ?

Par arrêt du 3 juillet 2025, la cour d’appel de Poitiers a confirmé le jugement entrepris. Elle a retenu que « le fait que le tribunal, dans sa décision du 10 mai 2011, ait ordonné un sursis à statuer sur la question du point de départ de la maladie était sans effet sur le point de départ de la prescription de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ». Elle a jugé que « c’est à la date du 10 mai 2011 que [le salarié] a été informé du fait que le caractère professionnel de la maladie dont il souffrait était incontestable, et c’est cette date qui est la plus tardive pouvant être prise comme point de départ de la prescription de deux ans ».

Cette décision conduit à examiner la détermination du point de départ de la prescription biennale en matière de faute inexcusable (I), avant d’analyser les conséquences de cette solution sur les droits des ayants droit (II).

I. La fixation du point de départ de la prescription au jour de la reconnaissance du caractère professionnel

L’arrêt commenté retient une conception stricte du point de départ de la prescription (A), ce qui conduit à une dissociation entre la reconnaissance de la maladie et la détermination de son point de départ (B).

A. L’autonomie du fait générateur de la prescription

L’article L. 431-2 du code de la sécurité sociale soumet l’action en reconnaissance de la faute inexcusable à un délai de prescription de deux ans. Ce délai court, selon les cas, à compter du jour de l’accident, de la cessation du paiement des indemnités journalières ou de la date de première constatation médicale. Le texte précise que cette prescription est interrompue par l’exercice de l’action en reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie.

La cour d’appel de Poitiers a appliqué ce dispositif en retenant que le jugement du 10 mai 2011 avait définitivement tranché la question du caractère professionnel de la maladie. Elle a écarté l’argument des appelants selon lequel la fixation du point de départ de la maladie constituait un préalable nécessaire à l’engagement de l’action en faute inexcusable.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation qui distingue le fait générateur de la prescription de la connaissance complète de tous les éléments de l’action. La chambre sociale a jugé à plusieurs reprises que le délai de prescription court dès que le caractère professionnel est reconnu, sans qu’il soit nécessaire d’attendre la consolidation ou la fixation d’un taux d’incapacité. L’arrêt commenté transpose ce raisonnement à la question du point de départ de la maladie professionnelle.

B. L’indifférence de la fixation ultérieure du point de départ de la maladie

Les appelants soutenaient que la méconnaissance du point de départ de la maladie professionnelle les empêchait d’identifier avec certitude l’employeur responsable. La cour a écarté cet argument en rappelant les règles de fond applicables à l’action en faute inexcusable en matière de maladie professionnelle.

La juridiction a relevé que « la victime bénéficiaire de la présomption d’imputabilité [peut] se retourner contre n’importe lequel de ses employeurs successifs » et qu’ « elle n’a pas à prouver l’imputabilité de sa maladie à son activité au sein de l’entreprise qu’elle poursuit de faute inexcusable ». Cette règle procédurale, issue d’une jurisprudence bien établie, permettait aux ayants droit d’agir dès la reconnaissance du caractère professionnel, sans attendre de connaître la date précise de début de la maladie.

La dissociation ainsi opérée entre les questions du caractère professionnel et du point de départ répond à une logique de sécurité juridique. Elle évite que des procédures incidentes sur des éléments secondaires ne paralysent indéfiniment le cours de la prescription.

II. Les conséquences de la solution sur les droits des ayants droit

La rigueur de l’application du délai de prescription conduit à priver définitivement les ayants droit de leur action (A), ce qui soulève la question de l’effectivité du droit à réparation (B).

A. L’extinction définitive de l’action en faute inexcusable

La cour a constaté que les ayants droit « pouvaient saisir la caisse d’une procédure de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur dès le 10 mai 2011 » et qu’ils « ont attendu le 14 juin 2016 pour le faire, alors que leur action était prescrite depuis le 11 mai 2013 ». Le dépassement du délai de plus de trois ans ne laissait aucune place à une appréciation favorable.

L’arrêt écarte également l’argument tiré du décès du salarié survenu le 21 juin 2011. La cour a relevé qu’il ne résultait pas des pièces produites que « le caractère professionnel du décès ait été reconnu » ni que la procédure de révision prévue à l’article L. 443-1 du code de la sécurité sociale ait été engagée. Cette précision est importante : le décès du salarié ne constitue un point de départ du délai que dans l’hypothèse où les ayants droit sollicitent une révision des réparations fondée sur l’imputabilité du décès à la maladie professionnelle, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

La solution retenue présente une cohérence interne. La cour relève d’ailleurs qu’« à supposer » que le point de départ soit fixé à la date du décès, « la prescription serait également acquise », le décès étant survenu le 21 juin 2011 et la saisine de la caisse n’intervenant que le 14 juin 2016.

B. La tension entre sécurité juridique et droit effectif à réparation

L’arrêt illustre la tension permanente entre l’exigence de sécurité juridique, qui commande des délais de prescription brefs et des points de départ clairement identifiés, et le droit effectif des victimes à obtenir réparation de la faute de l’employeur.

La prescription biennale de l’article L. 431-2 du code de la sécurité sociale est particulièrement courte au regard de la complexité des procédures de reconnaissance des maladies professionnelles. En l’espèce, le salarié avait dû formuler trois déclarations successives avant d’obtenir une prise en charge, et plusieurs années de contentieux ont été nécessaires pour trancher définitivement les questions relatives au tableau applicable et au point de départ de la maladie. Dans ce contexte, il peut paraître sévère de reprocher aux ayants droit d’avoir attendu l’issue du contentieux sur le point de départ avant d’engager l’action en faute inexcusable.

Toutefois, la solution retenue est conforme à la lettre du texte et à la jurisprudence établie. Elle invite les praticiens à une vigilance particulière : dès qu’une décision reconnaît le caractère professionnel d’une maladie, l’action en faute inexcusable doit être engagée ou la prescription interrompue, sans attendre la résolution des questions accessoires.

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Hassan KOHEN
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