Cour d’appel de Poitiers, le 4 septembre 2025, n°21/01081

La Cour d’appel de Poitiers, chambre sociale, par arrêt du 4 septembre 2025, se prononce sur un recours relatif à l’utilisation du travail temporaire et à ses suites. Un salarié, mis à disposition par une entreprise de travail temporaire, a enchaîné des missions justifiées par un « accroissement temporaire d’activité » avant son embauche ultérieure en contrat à durée indéterminée. Il a saisi le conseil de prud’hommes pour voir requalifier les missions en contrat à durée indéterminée et obtenir des sommes afférentes, tandis qu’un syndicat entendait intervenir à l’instance. Le premier juge a requalifié la relation de travail dès la première mission et accordé une indemnité de requalification, tout en accueillant l’indemnité de fin de mission. Les appelantes contestaient la requalification, la recevabilité de l’intervention syndicale et les conséquences financières. La question posée tient à la preuve du motif « accroissement temporaire » au sens des articles L.1251-5 et L.1251-6 du code du travail, à la date et aux effets de la requalification prévus par l’article L.1251-40, et à l’articulation entre indemnité de requalification et indemnité de fin de mission, au regard de l’article L.1251-32. La cour confirme la requalification, écarte l’indemnité de fin de mission en cas de requalification non suivie d’un paiement à l’échéance, et déclare irrecevable l’intervention syndicale faute de pouvoir. L’analyse se concentre d’abord sur le contrôle du motif d’accroissement et la conséquence de requalification, puis sur les incidences financières et procédurales de la solution.

I. Le contrôle du recours au travail temporaire et la requalification

A. La charge de la preuve et l’exigence d’un accroissement réellement temporaire

La cour rappelle d’abord la règle gouvernant le contentieux probatoire. Elle énonce ainsi que « Il incombe à l’entreprise utilisatrice de rapporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat de mission. » La formulation est nette et transfère le risque de l’incertitude vers l’utilisateur, conformément à la logique protectrice du travail temporaire. L’entreprise doit justifier un besoin ponctuel et objectivable, étranger à l’activité normale et permanente.

La cour apprécie ensuite la matérialité du motif au regard des pièces produites. Elle retient que « Les procès-verbaux versés aux débats laissent donc apparaître les contraintes pesant sur les capacités de production de l’entreprise utilisatrice et ses difficultés à faire face aux objectifs de production qu’elle s’était fixée, les volumes de commande étant tels qu’elle devait en permanence être au maximum de ses capacités de production. » Le constat situe la difficulté au niveau de l’organisation et des volumes soutenus, et non dans un pic conjoncturel. Les éléments avancés, dont l’évolution constante du chiffre d’affaires et des taux d’intérim élevés, traduisent une pression durable sur les effectifs.

La cour en tire une déduction décisive, de portée générale, sur la qualification du motif. Elle affirme que « Il en sera déduit que les commandes invoquées participaient de l’activité permanente de l’entreprise, aucun élément de comparaison permettant d’objectiver un accroissement d’activité, qui ne peut par nature qu’être ponctuel, n’étant versé au dossier. » L’exigence probatoire est exigeante mais cohérente : des tableaux comparatifs, des séries temporelles ou des éléments circonstanciés doivent établir une variation ponctuelle et significative. À défaut, l’emploi temporaire sert un besoin structurel, ce que prohibent les articles L.1251-5 et L.1251-6.

Cette appréciation s’inscrit dans un contrôle substantiel du motif et non dans une simple vérification formelle des mentions contractuelles. Elle impose à l’entreprise utilisatrice une gouvernance anticipatrice de la charge, et non une réponse continue par l’intérim. Le rappel de la finalité de l’encadrement est ici opérant : ne pas « pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente » par la mission.

B. La requalification et sa date d’effet au regard de l’article L.1251-40

Le défaut de caractère temporaire du motif emporte la requalification de plein droit au profit du salarié. La cour applique l’article L.1251-40 et fixe la date d’effet au premier jour de la mission litigieuse. Elle énonce clairement que « Partant, il convient, en confirmant le jugement, de requalifier la relation de travail en contrat de travail à durée indéterminée à compter du 3 octobre 2017. » La date retenue consolide l’ancienneté et commande les suites salariales, de manière conforme au texte.

Cette solution rappelle l’objectif d’ordre public du dispositif : neutraliser un usage structurel du travail temporaire et rétablir la permanence du lien contractuel dès l’origine. L’entreprise utilisatrice assume alors les obligations corrélatives du contrat à durée indéterminée, notamment en matière d’indemnité de requalification et de règles de rupture. Le contrôle du motif et la sanction de requalification convergent ainsi pour prévenir la précarisation durable des emplois.

II. Les incidences financières et procédurales de la solution retenue

A. L’indemnité de requalification à la charge de l’utilisateur et la recevabilité syndicale

La cour statue dans le cadre tracé par l’article L.1251-41. Elle rappelle que « L’alinéa 2 de l’article L.1251-41 du code du travail énonce que “Si le conseil de prud’hommes fait droit à la demande du salarié, il lui accorde une indemnité, à la charge de l’entreprise utilisatrice, ne pouvant être inférieure à un mois de salaire.” » L’assiette comprend le salaire et ses accessoires pertinents, à l’exclusion notoire de l’indemnité de fin de mission. La cour en déduit, de façon explicite, que « Conformément aux dispositions susvisées, cette indemnité est à la charge de la seule entreprise utilisatrice. » Le principe est classique et assure la cohérence des responsabilités au regard du manquement imputé.

Sur le terrain procédural, la cour contrôle la représentation du syndicat intervenant. Elle rappelle la règle constante selon laquelle « Il est constant que le représentant d’un syndicat en justice doit justifier d’un pouvoir spécial ou d’une disposition des statuts l’habilitant à agir en justice. » À défaut de production des statuts ou d’un pouvoir, l’intervention ne peut prospérer. La sanction suit, nette et mesurée : « Il y a lieu par conséquent de déclarer l’intervention volontaire du syndicat irrecevable. » La solution protège l’ordre public de représentation sans préjuger du fond des griefs collectifs, qui supposent une habilitation régulière.

L’ensemble dessine un partage clair des charges et des voies d’action. L’entreprise utilisatrice supporte l’indemnité de requalification. Le syndicat demeure recevable à agir à condition de justifier de son pouvoir, exigence dont l’économie est connue et constante.

B. L’indemnité de fin de mission, l’immédiateté et l’incidence de la requalification

Reste la question de l’indemnité de fin de mission. La cour rappelle le texte et la jurisprudence sur l’exigence d’immédiateté de l’embauche en contrat à durée indéterminée. Elle cite que « Cette indemnité n’est pas due dès lors qu’un contrat de travail a été conclu immédiatement avec l’entreprise utilisatrice. Lorsque la prise d’effet du contrat n’est pas concomitante avec sa signature, cette prise d’effet doit intervenir dans un délai raisonnable (Soc., 8 décembre 2004, pourvoi n° 01-46.877, Bull. 2004, V, n° 330). » L’ancienne analyse consacrait un tempérament de pragmatisme, centré sur la concomitance raisonnable entre signature et prise d’effet.

La cour précise ensuite l’articulation avec la requalification, à la lumière d’une solution récente. Elle affirme que « En revanche, l’indemnité de fin de mission, lorsqu’elle n’a pas été versée au salarié au terme du contrat de mission, ne lui est pas due dans l’hypothèse d’une requalification des contrats de mission en contrat à durée indéterminée (Soc., 25 octobre 2023, pourvoi n° 22-13.686). » Le principe opère comme une règle de non-cumul lorsque la requalification intervient et que l’indemnité n’a pas été payée à l’échéance. L’idée est que la requalification rétroagit et substitue la logique du contrat à durée indéterminée à celle de la précarité, évitant une double compensation.

Cette solution, désormais stabilisée, renforce la cohérence du régime. Elle évite d’empiler indemnité de requalification et indemnité de fin de mission quand le motif même de la précarité disparaît rétroactivement. Elle incite aussi l’entreprise de travail temporaire à solder l’indemnité due au terme quand aucune requalification n’est en jeu, ce qui maintient la fonction de complément de salaire de l’article L.1251-32. Placé dans ce cadre, le débouté du salarié de ses demandes d’indemnité de fin de mission et de dommages-intérêts pour rétention s’explique juridiquement.

Ainsi, l’arrêt combine un contrôle substantiel du motif d’accroissement, une requalification prenant effet dès l’origine des missions et une orthodoxie dans l’allocation des indemnités. La charge probatoire élevée pèse sur l’utilisateur, l’indemnité de requalification demeure exclusivement à sa charge, et l’indemnité de fin de mission s’efface lorsque la requalification n’a pas été précédée d’un versement à l’échéance. L’irrecevabilité syndicale, enfin, rappelle l’importance de la régularité de la représentation pour défendre l’intérêt collectif dans des contentieux individuels.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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