Cour d’appel de Reims, le 9 juillet 2025, n°25/00444

Par un arrêt en date du 9 juillet 2025, la Cour d’appel de Reims, chambre sociale, a eu à se prononcer sur la qualification de la relation contractuelle unissant un photographe-vidéaste indépendant à une société de communication audiovisuelle.

Un entrepreneur individuel immatriculé depuis 2011 réalisait, depuis janvier 2018, des reportages photo et vidéo pour une chaîne de télévision locale. Il adressait des factures mensuelles et tirait l’essentiel de ses ressources de cette collaboration. En février 2024, il a saisi le conseil de prud’hommes aux fins de voir reconnaître l’existence d’un contrat de travail et d’obtenir diverses indemnités.

Le conseil de prud’hommes de Troyes, par jugement du 27 janvier 2025, a estimé que les parties n’étaient pas liées par un contrat de travail. Il s’est déclaré matériellement incompétent et a renvoyé l’affaire devant le tribunal de commerce. Le demandeur a interjeté appel selon la procédure à jour fixe, sollicitant l’infirmation du jugement, la reconnaissance de sa qualité de salarié et l’évocation du fond par la cour. La société intimée a conclu à la confirmation, invoquant la présomption de non-salariat attachée au statut d’entrepreneur individuel.

La question posée à la cour était de déterminer si un entrepreneur individuel collaborant régulièrement avec un donneur d’ordre peut renverser la présomption de non-salariat de l’article L. 8221-6 du code du travail et établir l’existence d’un lien de subordination juridique permanente.

La Cour d’appel de Reims infirme le jugement. Elle retient que le demandeur « fournissait des prestations dans des conditions qui le plaçaient dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard du donneur d’ordre ». Elle reconnaît l’existence d’un contrat de travail et renvoie l’affaire au conseil de prud’hommes, refusant d’évoquer le fond.

La cour opère un renversement de la présomption de non-salariat en caractérisant le lien de subordination (I), tout en préservant le principe du double degré de juridiction par son refus d’évoquer (II).

I. Le renversement de la présomption de non-salariat par la caractérisation du lien de subordination

La cour écarte l’argument tiré de la présomption de salariat conventionnelle (A) avant de retenir l’existence d’un lien de subordination au regard des conditions concrètes d’exécution des prestations (B).

A. Le rejet de la présomption de salariat conventionnelle

Le demandeur invoquait la présomption de contrat de travail prévue à l’article L. 7111-3 du code du travail au bénéfice des journalistes professionnels. Il soutenait que la convention collective des journalistes, plus favorable, devait primer sur la présomption légale de non-salariat.

La cour rejette cette argumentation par un raisonnement logique rigoureux. Elle considère que « l’application du principe de faveur qui signifie qu’en droit du travail les accords collectifs ne peuvent qu’améliorer la situation des salariés par rapport aux dispositions prévues par la loi et les règlements, suppose au préalable que soit retenue la qualité de salarié ». Cette motivation révèle une antériorité nécessaire du statut de salarié sur l’application des dispositions conventionnelles.

Le raisonnement procède d’une cohérence juridique certaine. La convention collective s’applique aux salariés ; or la qualité de salarié est précisément l’objet du litige. Invoquer une disposition conventionnelle pour établir cette qualité constitue un cercle vicieux. La cour refuse ainsi de confondre les plans : la détermination du statut relève du droit commun du travail, non des conventions collectives dont l’application lui est subordonnée.

Cette position s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui distingue nettement la question de l’existence du contrat de travail, régie par les critères légaux, de celle de l’application des conventions collectives, qui en est la conséquence. La présomption de l’article L. 8221-6 du code du travail s’impose donc comme point de départ de l’analyse.

B. La caractérisation du lien de subordination par les conditions d’exécution

Confronté à la présomption de non-salariat, le demandeur devait établir qu’il fournissait ses prestations dans des conditions le plaçant « dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard du donneur d’ordre ». La cour procède à un examen méthodique des éléments produits.

Elle relève que les courriels échangés « traduisent une collaboration intellectuelle régulière au sein d’une entreprise de communication audiovisuelle, pour laquelle [le demandeur] était rétribué ». Cette formulation reprend les critères posés par la jurisprudence pour qualifier la relation des journalistes et collaborateurs de presse avec leurs employeurs.

La teneur des instructions apparaît déterminante. La cour constate que la société « donnait à [l’intéressé] des consignes précises sur l’objet des reportages, leur lieu et les horaires, les personnes à entendre, les questions à poser, l’angle des reportages ». Ces directives excèdent le cadre d’une simple commande de prestation. Elles caractérisent un pouvoir de direction portant sur les conditions d’exécution du travail.

La cour examine également les pièces adverses. Elle relève qu’un courriel du rédacteur en chef adjoint indiquait au demandeur de « bien répéter que ce n’est pas toi qui décides des sujets que Canal 32 couvre ». Cette pièce, versée pour établir l’indépendance du prestataire, se retourne contre la société. Elle démontre au contraire que les décisions éditoriales échappaient totalement au demandeur.

La réunion des critères du lien de subordination emporte la qualification de contrat de travail et, partant, la compétence de la juridiction prud’homale.

II. La préservation du double degré de juridiction par le refus d’évoquer

La cour refuse d’user de son pouvoir d’évocation malgré les demandes du salarié (A), manifestant ainsi une conception stricte des conditions de mise en œuvre de cette faculté (B).

A. L’inapplicabilité de l’évocation en l’absence de circonstances particulières

Le demandeur sollicitait l’évocation du fond sur le fondement de l’article 88 du code de procédure civile. Il invoquait sa situation précaire et l’urgence à donner une solution définitive au litige.

La cour rappelle les termes du texte : la cour d’appel « peut évoquer le fond si elle estime de bonne justice de donner à l’affaire une solution définitive ». L’emploi du verbe pouvoir marque le caractère facultatif de cette prérogative. La bonne justice constitue le critère d’appréciation laissé à la cour.

La motivation du refus tient en une formule : « Aucun élément tiré de la situation de [l’intéressé] ne justifie qu’il soit fait échec au principe du double degré de juridiction ». La cour érige ce principe en considération première. L’évocation, qui y déroge, requiert des circonstances particulières dont la charge de la preuve incombe au demandeur.

La cour ajoute un argument décisif. Elle relève que le demandeur « n’a saisi la juridiction prud’homale qu’au début de l’année 2024 » alors qu’il revendique un statut de salarié « depuis le mois de janvier 2018 ». Ce délai de six années affaiblit considérablement l’argument tiré de l’urgence. Celui qui a attendu si longtemps pour agir ne saurait invoquer utilement la nécessité d’une solution immédiate.

B. La portée de la décision de renvoi

Le renvoi devant le conseil de prud’hommes de Troyes produit plusieurs effets. L’instance se poursuivra « à la diligence des juges » conformément à l’article 86 du code de procédure civile. Cette formule implique une reprise d’office de la procédure sans nouvelle saisine.

La décision fixe un cadre juridique précis pour la suite du litige. La cour « dit que [les parties] sont liées par un contrat de travail ». Cette qualification s’impose au conseil de prud’hommes qui ne pourra la remettre en cause. Elle constitue l’autorité de la chose jugée sur ce point.

Le conseil de prud’hommes demeure toutefois libre d’apprécier les demandes au fond : requalification en contrat à durée indéterminée, rappels de salaires, résiliation judiciaire, travail dissimulé. Ces prétentions supposent une analyse des conditions de la relation de travail que la cour n’a pas effectuée.

Cette solution ménage les intérêts du salarié tout en respectant les garanties procédurales. Le salarié obtient la reconnaissance de sa qualité et la compétence prud’homale. Il conserve le bénéfice du double degré de juridiction sur le fond de ses demandes. La société pourra contester devant deux degrés de juridiction les prétentions financières et la qualification des fautes alléguées.

La décision manifeste ainsi l’équilibre recherché par le droit processuel entre efficacité juridictionnelle et protection des droits des parties.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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