Cour d’appel de Riom, le 24 juin 2025, n°23/01121

Par un arrêt rendu le 24 juin 2025, la cour d’appel de Riom statue sur la question de la preuve des créances entre époux en matière successorale. Elle infirme un jugement du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand du 5 juin 2023 qui avait reconnu une créance de 254 000 euros au profit du conjoint survivant.

Un homme décède le 11 août 2018, laissant pour lui succéder son épouse en secondes noces et trois enfants issus d’une première union. Les époux s’étaient mariés le 14 septembre 1990 sous le régime de la séparation de biens. Le défunt avait consenti à son épouse une donation en usufruit universel par acte notarié du 23 novembre 1990. La succession comprend notamment une maison d’habitation située en Auvergne, bien propre du défunt.

L’épouse survivante entend faire valoir une créance entre époux de 254 000 euros au titre de travaux et acquisitions qu’elle aurait financés sur ses fonds propres dans l’immeuble de son mari. Elle produit deux documents manuscrits cosignés des époux : le premier daté du 24 octobre 2005 mentionne une créance de 80 000 euros, le second daté du 26 septembre 2012 réévalue cette créance à 130 000 euros et y ajoute 124 000 euros de nouveaux financements. Les enfants du défunt contestent la validité de ces documents et assignent leur belle-mère devant le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand.

Le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand, par jugement du 5 juin 2023, déboute les enfants de leur demande d’annulation et fixe la créance de l’épouse à 254 000 euros. Les enfants interjettent appel le 11 juillet 2023. Devant la cour d’appel de Riom, ils demandent l’infirmation du jugement et l’annulation des documents litigieux. L’intimée sollicite la confirmation de la décision.

La question posée à la cour d’appel de Riom est celle de savoir si deux documents manuscrits cosignés par des époux, produits en simple copie et dépourvus de justificatifs probants, peuvent constituer la preuve d’une créance entre époux opposable à la succession.

La cour d’appel de Riom répond par la négative et annule les deux documents. Elle relève que « la crédibilité intrinsèque de ces deux documents qui ne sont produits qu’en copies et dont les originaux n’ont pas été versés aux débats apparaît dès lors douteuse ». Elle retient en outre que les attestations produites « sont insuffisantes pour établir l’affectation des prix de vente de ses biens immobiliers aux travaux litigieux ».

I. L’exigence d’une preuve rigoureuse de la créance entre époux

A. L’insuffisance probatoire des documents produits en simple copie

La cour d’appel de Riom fonde son raisonnement sur l’article 1353 alinéa premier du code civil selon lequel « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». Elle rappelle le principe de licéité des créances entre époux en matière successorale, puis examine les éléments de preuve soumis à son appréciation. Le conjoint survivant produit deux documents manuscrits cosignés des époux mais seulement en version copiée. La cour relève avec précision qu’il « n’existait manifestement aucun obstacle insurmontable » pour que les originaux soient communiqués. Cette observation revêt une importance capitale dans l’économie de la décision. Le défaut de production des originaux affecte directement la force probante des pièces versées aux débats.

La juridiction d’appel procède à une analyse distincte de chaque document. Le premier, daté du 24 octobre 2005, est présenté comme une lettre adressée à un avocat conseil. La cour constate que « la réception et la teneur n’ont jamais été confirmées par le destinataire qui y est mentionné ». L’absence de toute certification par un tiers détenteur prive ce document de la crédibilité nécessaire à l’établissement d’une créance. Quant au second document du 26 septembre 2012, la cour le qualifie de « document constitué à soi-même ». Cette qualification emporte des conséquences probatoires défavorables pour son auteur. L’intimée affirmait avoir obtenu l’aval d’un notaire pour la réévaluation opérée, mais la cour constate qu’aucun justificatif de cette validation n’accompagne le document.

La cour énonce une règle générale applicable aux créances entre époux portant sur des valorisations immobilières. Elle considère que « le choix de recourir à un dispositif de créance entre époux en matière de valorisation immobilière sans passer par un acte notarié impose a minima de pouvoir justifier ultérieurement de documents en originaux et non en simples copies ». Cette formulation pose une exigence de rigueur formelle proportionnée à l’enjeu patrimonial. En l’absence d’acte authentique, la preuve de la créance repose sur les documents privés dont l’original doit pouvoir être produit.

B. Le défaut de traçabilité des flux financiers allégués

La cour d’appel de Riom ne se contente pas d’examiner la forme des documents. Elle analyse également leur contenu au regard des éléments de preuve susceptibles de corroborer l’existence de la créance alléguée. L’intimée soutenait avoir financé les travaux litigieux au moyen de fonds propres provenant de la vente de biens immobiliers lui appartenant. La cour retient que « les attestations produites par [l’épouse] sont insuffisantes pour établir l’affectation des prix de vente de ses biens immobiliers aux travaux litigieux ». Cette insuffisance probatoire aurait pu être aisément comblée par la production de factures acquittées et datées antérieurement aux documents de reconnaissance.

La juridiction relève également l’absence totale de preuve relative aux mouvements bancaires. Elle observe que l’intimée « ne procède par aucune offre de preuve de mouvements bancaires à des fins de paiement de ces travaux immobiliers et acquisition immobilière à partir de ses comptes personnels ». Cette carence est déterminante. En régime de séparation de biens, la créance entre époux suppose de démontrer que des fonds propres ont effectivement été employés au profit du patrimoine de l’autre époux. La preuve de cette affectation passe nécessairement par des relevés bancaires ou des justificatifs de paiement. Leur absence interdit de considérer la créance comme établie.

La cour examine enfin la réévaluation opérée dans le document du 26 septembre 2012. La somme initiale de 80 000 euros y est portée à 130 000 euros « en fonction de la prise de valeur de la maison ». La juridiction constate que ce rehaussement « ne repose sur aucune documentation particulière sur le plan qualitatif et chiffré en termes d’estimations immobilières ». L’absence de toute base objective ou de méthodologie de réévaluation prive cet accord de toute portée probante. La cour en tire une conséquence radicale : l’absence de preuve de l’apport initial de 80 000 euros « induit l’annulation de droit de cette réévaluation ».

II. Les conséquences de l’annulation sur les droits des héritiers réservataires

A. La protection des nus-propriétaires contre les créances insuffisamment établies

L’arrêt de la cour d’appel de Riom s’inscrit dans la protection des héritiers réservataires contre des créances susceptibles d’entamer leurs droits successoraux. Le défunt avait consenti une donation en usufruit universel à son épouse. Les enfants issus du premier lit se trouvent donc nus-propriétaires de l’ensemble des biens successoraux. La reconnaissance d’une créance de 254 000 euros au profit du conjoint survivant aurait diminué d’autant l’actif net de la succession. Cette créance aurait été prélevée avant tout partage et avant toute attribution aux réservataires. Son annulation préserve l’intégralité de l’actif successoral au bénéfice des nus-propriétaires.

La cour d’appel de Riom manifeste une exigence de preuve stricte qui s’explique par la situation particulière des parties. Le conjoint survivant dispose déjà de l’usufruit universel de la succession. Il occupe le bien immobilier litigieux. La reconnaissance d’une créance supplémentaire de 254 000 euros aurait conféré à ce conjoint un avantage considérable au détriment des enfants du premier lit. Sans remettre en cause le principe des créances entre époux, la cour rappelle que leur preuve doit satisfaire aux exigences du droit commun. L’article 1353 du code civil impose à celui qui se prévaut d’une obligation d’en rapporter la preuve. Cette charge probatoire ne saurait être allégée au motif de la qualité de conjoint survivant.

L’annulation prononcée par la cour produit un effet absolu. Les documents du 24 octobre 2005 et du 26 septembre 2012 sont annulés en ce qu’ils « n’expriment pas avec les conditions suffisantes de rigueur, de crédibilité et de force probatoire l’effet de créances entre époux ». Cette formulation condamne tant la forme que le fond des documents litigieux. La cour écarte également comme inutile la demande subsidiaire d’inopposabilité formée par les appelants. L’annulation rend sans objet cette demande additionnelle.

B. La portée de l’exigence probatoire en matière de créances entre époux séparés de biens

L’arrêt de la cour d’appel de Riom du 24 juin 2025 pose une exigence de rigueur probatoire qui mérite d’être soulignée. En régime de séparation de biens, chaque époux conserve la propriété et l’administration de ses biens personnels. Les créances entre époux naissent lorsque l’un finance une dépense qui profite à l’autre ou à son patrimoine. La preuve de ces créances obéit au droit commun de la preuve des obligations. La cour rappelle qu’un écrit sous seing privé produit en simple copie ne suffit pas lorsque les originaux auraient pu être communiqués. Elle exige en outre une traçabilité des flux financiers permettant de vérifier l’affectation réelle des fonds allégués.

Cette décision présente un intérêt pratique considérable pour les praticiens du droit successoral. Elle invite les époux séparés de biens qui souhaitent constituer des créances réciproques à formaliser leurs accords par acte authentique ou à conserver l’ensemble des justificatifs de paiement. Le simple échange de documents manuscrits cosignés, fût-il conservé chez un professionnel du droit, ne saurait suffire en l’absence des pièces comptables permettant de vérifier la réalité des flux financiers allégués. La cour d’appel de Riom adresse ainsi un avertissement aux époux tentés de reconstituer a posteriori des créances au moyen de documents privés.

L’arrêt confirme également la vigilance des juridictions du fond à l’égard des créances entre époux invoquées au stade du règlement successoral. Ces créances peuvent constituer un instrument de contournement des règles protectrices de la réserve héréditaire. En exigeant une preuve rigoureuse tant de l’origine des fonds que de leur affectation, la cour d’appel de Riom préserve l’équilibre voulu par le législateur entre les droits du conjoint survivant et ceux des héritiers réservataires. Cette décision s’inscrit dans une jurisprudence attentive au respect de la réserve et méfiante envers les créances tardivement invoquées par le conjoint survivant.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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