Cour d’appel de Rouen, le 1 juillet 2025, n°23/04175

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Rouen le 1er juillet 2025 s’inscrit dans le contentieux massif né de la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros et de l’annulation de l’homologation de son plan de sauvegarde de l’emploi. La décision éclaire les conditions d’application de l’indemnité prévue à l’article L. 1233-58 du code du travail ainsi que les critères restrictifs de la qualification de co-emploi.

Un salarié avait été engagé le 5 novembre 1987 par la société Mory Ducros. Cette dernière a fait l’objet d’un redressement judiciaire le 26 novembre 2013, puis d’une liquidation judiciaire prononcée le 6 février 2014 par le tribunal de commerce de Pontoise, qui a également arrêté un plan de cession. La DIRECCTE a homologué le 3 mars 2014 le document unilatéral portant plan de sauvegarde de l’emploi et le salarié a été licencié pour motif économique. Cette décision d’homologation a été annulée le 11 juillet 2014 par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, décision confirmée par la cour administrative d’appel de Versailles le 22 octobre 2014, le pourvoi étant rejeté par le Conseil d’État le 7 décembre 2015.

Le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Rouen en contestation de son licenciement. Après radiation puis réinscription, le conseil de prud’hommes, par jugement du 9 octobre 2023, a fixé sa créance au passif de la liquidation à la somme de 23 333,30 euros au titre de l’article L. 1233-58 du code du travail mais l’a débouté de sa demande tendant à faire reconnaître la société mère comme co-employeur. En appel, le salarié sollicitait la condamnation in solidum des deux sociétés à lui verser 108 349,04 euros correspondant à quatre années de salaire, invoquant tant l’indemnité légale qu’une indemnisation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse fondée sur le manquement à l’obligation de reclassement. La société mère contestait toute situation de co-emploi.

La question posée à la cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si l’indemnité de l’article L. 1233-58 du code du travail pouvait être majorée au-delà du minimum légal de six mois en considération de l’ancienneté du salarié. D’autre part, la cour devait apprécier si les relations entre la société employeur et sa société mère caractérisaient une situation de co-emploi justifiant la condamnation solidaire de cette dernière.

La Cour d’appel de Rouen confirme le jugement en toutes ses dispositions. Elle retient que le montant alloué par les premiers juges a « justement apprécié le préjudice résultant de la perte de son emploi » compte tenu du salaire et de l’ancienneté, le salarié ne produisant aucune pièce sur sa situation postérieure au licenciement. Sur le co-emploi, elle juge que les éléments versés aux débats ne démontrent pas « une immixtion permanente » de la société mère « dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ».

Cette décision illustre la rigueur jurisprudentielle dans l’appréciation de l’indemnité minimale de l’article L. 1233-58 (I) et confirme l’interprétation restrictive de la notion de co-emploi entre sociétés d’un même groupe (II).

I. L’appréciation souveraine du préjudice au titre de l’article L. 1233-58 du code du travail

La cour rappelle le mécanisme protecteur de l’indemnité légale (A) avant de souligner l’exigence probatoire pesant sur le salarié quant à l’étendue de son préjudice (B).

A. Le caractère plancher de l’indemnité légale

L’article L. 1233-58 du code du travail prévoit qu’« en cas de licenciements intervenus en l’absence de toute décision relative à la validation ou à l’homologation d’un plan de sauvegarde de l’emploi ou en cas d’annulation d’une décision ayant procédé à la validation ou à l’homologation, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois ». Ce texte instaure un plancher indemnitaire sans établir de barème ni de plafond.

La cour relève que « la décision d’homologation du plan de sauvegarde de l’emploi de la société Mory Ducros du 3 mars 2014 a été définitivement annulée » et qu’« aucune des parties n’a élevé appel quant au principe de la fixation d’une somme due ». L’annulation de la décision administrative ouvre donc droit de plein droit à cette indemnité, dont seul le quantum demeurait en discussion.

Le salarié sollicitait 108 349,04 euros correspondant à quatre années de salaire, estimant que son ancienneté de plus de vingt ans justifiait une telle majoration. La cour écarte cette prétention en relevant que « le conseil de prud’hommes a d’ores et déjà tenu compte du salaire de M. [B] et de son ancienneté ». Cette formulation suggère que les premiers juges ont exercé leur pouvoir souverain d’appréciation en intégrant les critères pertinents sans qu’un mécanisme de proportionnalité automatique entre ancienneté et indemnisation puisse être imposé.

B. L’exigence probatoire quant à l’étendue du préjudice

La cour ajoute un élément déterminant en relevant l’absence de « toutes pièces quant à sa situation postérieurement au licenciement ». Cette motivation révèle que le dépassement du minimum légal suppose que le salarié établisse la réalité et l’étendue d’un préjudice excédant celui présumé par le texte.

L’indemnité de l’article L. 1233-58 répare « le préjudice résultant de la perte de son emploi ». En l’absence d’éléments sur les difficultés de réinsertion professionnelle, la durée du chômage ou les conséquences financières concrètes du licenciement, le juge ne dispose pas des éléments lui permettant de caractériser un préjudice supérieur au minimum garanti.

Cette solution s’inscrit dans la logique des textes relatifs à l’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le plancher constitue une présomption irréfragable de préjudice minimal, mais toute indemnisation supérieure relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, laquelle suppose une démonstration circonstanciée. La cour censure ainsi implicitement l’argumentation qui voudrait faire de l’ancienneté un multiplicateur automatique de l’indemnité.

La solution présente une portée pratique considérable pour les milliers de salariés licenciés dans le cadre de la liquidation de la société Mory Ducros. Elle invite les demandeurs à documenter précisément leur préjudice individuel plutôt qu’à se prévaloir de leur seule ancienneté.

II. La confirmation de l’interprétation restrictive du co-emploi

La cour rappelle les critères jurisprudentiels de la qualification (A) avant d’en faire une application rigoureuse aux faits de l’espèce (B).

A. L’exigence d’une immixtion permanente conduisant à la perte totale d’autonomie

La cour énonce qu’« en application de l’article L. 1221-1 du code du travail, hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être qualifiée de co-employeur du personnel employé par une autre que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ».

Cette formulation reprend la définition consacrée par la Cour de cassation depuis l’arrêt Molex du 2 juillet 2014. La chambre sociale avait alors abandonné le critère plus souple de la « confusion d’intérêts, d’activités et de direction » pour exiger cette immixtion permanente et cette perte totale d’autonomie. La cour d’appel de Rouen s’inscrit fidèlement dans cette jurisprudence restrictive.

Le critère de la « nécessaire coordination des actions économiques » et de l’« état de domination économique » que l’appartenance à un groupe peut engendrer est expressément exclu du champ de la qualification. La relation normale entre une société mère et sa filiale, fût-elle étroite et caractérisée par une direction économique centralisée, ne suffit pas à caractériser le co-emploi.

B. L’insuffisance des éléments probatoires en l’espèce

Le salarié invoquait deux éléments principaux. D’une part, un tableau de facturation intra-groupe démontrant des prestations facturées par la société mère à diverses filiales dont l’employeur. D’autre part, une lettre de recherche de postes de reclassement signée par le directeur général de la société mère et l’administrateur judiciaire.

Sur le premier point, la cour retient que ces facturations « ne permettent cependant que de retenir l’existence d’actions économiques entre des sociétés appartenant au même groupe sans être de nature à démontrer une immixtion permanente ». La prestation de services intra-groupe, même significative, relève de la coordination normale des activités économiques.

Sur le second point, la cour juge que cette lettre « ne permet pas de prouver la gestion anormale ou abusive de la société Arcole industries dans la gestion économique et sociale de la société Mory Ducros ». La participation d’un dirigeant de la société mère aux démarches de reclassement, en période de liquidation judiciaire et aux côtés de l’administrateur judiciaire, ne caractérise pas l’immixtion requise.

La société Arcole industries faisait valoir qu’« avec ses cinq salariés elle n’a pu assurer la gestion quotidienne d’une entreprise de plus de 5 000 salariés, gérée au contraire par ses propres collaborateurs ». L’argument de la disproportion des moyens entre holding et filiale opérationnelle contribue à écarter la thèse d’une substitution de la première à la seconde dans la direction effective de l’entreprise.

Cette décision s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence désormais établie qui limite considérablement les hypothèses de reconnaissance du co-emploi. Elle rappelle que la charge de la preuve incombe au salarié qui doit établir positivement les éléments constitutifs de la qualification. La simple appartenance à un groupe, l’existence de flux financiers intra-groupe ou la participation de dirigeants de la société mère à certaines décisions ne suffisent pas à caractériser cette immixtion permanente conduisant à la perte totale d’autonomie de l’employeur.

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Hassan KOHEN
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