Cour d’appel de Rouen, le 1 juillet 2025, n°24/01954

Par un arrêt du 1er juillet 2025, la chambre sociale de la cour d’appel de Rouen statue sur la recevabilité de demandes formées par un salarié à l’encontre de son ancien employeur dans le cadre d’un litige prud’homal.

Un ouvrier agricole avait été engagé par contrat à durée déterminée du 2 juillet au 31 décembre 2018, puis par contrat à durée indéterminée à compter du 2 juillet 2019. Il avait démissionné le 28 décembre 2020, son contrat prenant fin le 31 janvier 2021 après préavis. Par requête du 22 mars 2022, il avait saisi le conseil de prud’hommes de Dieppe aux fins de requalification de sa démission en licenciement nul pour harcèlement moral. Le conseil de prud’hommes avait déclaré cette action irrecevable par jugement du 30 avril 2024. Le salarié avait par ailleurs été débouté de demandes relatives aux heures supplémentaires par un jugement distinct du même jour, dont il s’était ultérieurement désisté de l’appel.

Le salarié interjette appel le 31 mai 2024. Sa déclaration d’appel critique les chefs de jugement ayant retenu que le harcèlement moral n’était pas prouvé, que la démission ne pouvait être requalifiée en licenciement nul et l’ayant débouté de ses demandes. L’employeur soulève l’absence d’effet dévolutif concernant l’irrecevabilité prononcée en première instance.

La question posée à la cour d’appel de Rouen était de déterminer si une déclaration d’appel ne critiquant pas expressément le chef de jugement ayant déclaré une demande irrecevable peut opérer dévolution sur le bien-fondé de cette demande.

La cour d’appel de Rouen juge qu’aucun effet dévolutif n’est attaché à la déclaration d’appel concernant l’irrecevabilité de l’action et la prescription. Elle déclare en conséquence ne pouvoir statuer sur le bien-fondé de la demande de requalification et prononce l’irrecevabilité des demandes relatives aux heures supplémentaires en raison de l’autorité de la chose jugée attachée au jugement devenu définitif.

Cette décision illustre les conséquences de l’exigence de précision des déclarations d’appel issue de la réforme de la procédure d’appel (I) et met en lumière l’articulation entre irrecevabilité et effet dévolutif en matière prud’homale (II).

I. L’exigence de précision de la déclaration d’appel : une rigueur formaliste aux effets radicaux

A. Le cadre normatif de l’effet dévolutif limité

La cour d’appel de Rouen fonde son analyse sur les articles 562 et 901 du code de procédure civile dans leur rédaction issue du décret du 6 mai 2017. Elle rappelle que « l’appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent ». L’article 901 4° exige quant à lui que la déclaration d’appel contienne « les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l’appel est limité ».

Cette exigence de précision constitue une rupture avec l’ancienne conception de l’appel voie d’achèvement. Le législateur a souhaité rationaliser le contentieux de l’appel en imposant aux parties de circonscrire ab initio l’étendue du litige soumis au second degré de juridiction. La cour relève que « l’appel ne tend pas à l’annulation du jugement et il n’est pas soutenu, ni justifié que l’objet du litige soit indivisible ». Les deux exceptions à la dévolution limitée ne trouvaient donc pas à s’appliquer.

Le décret du 25 février 2022 a certes assoupli le formalisme en permettant le recours à une annexe, mais cette évolution n’affecte pas l’exigence substantielle de désignation expresse des chefs critiqués. La cour applique ici une lecture stricte de ces dispositions, conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation qui sanctionne régulièrement les déclarations d’appel insuffisamment précises.

B. L’identification insuffisante des chefs critiqués

La cour procède à un examen minutieux de la déclaration d’appel du 31 mai 2024. Celle-ci critiquait les chefs de jugement ayant dit que « l’existence d’un harcèlement moral n’est pas prouvée », que « la démission ne peut être requalifiée en licenciement nul » et ayant débouté le salarié de ses demandes. La cour relève que le salarié sollicitait dans le dispositif de ses conclusions l’infirmation du jugement « en ce qu’il l’a débouté de l’ensemble de ses demandes ».

Cette formulation pouvait sembler englober l’ensemble du litige. La cour estime néanmoins que « l’appelant ne critique pas le chef de jugement qui a déclaré son action irrecevable ni celui qui a déclaré sa demande de requalification de sa démission irrecevable en raison de la prescription ». La distinction entre débouté et irrecevabilité n’est pas purement sémantique. Le débouté sanctionne le mal-fondé d’une prétention ; l’irrecevabilité constate un obstacle procédural empêchant l’examen au fond.

En omettant de critiquer expressément la décision d’irrecevabilité, le salarié a privé la cour du pouvoir d’examiner cette question. La rigueur de cette solution peut surprendre en matière prud’homale, où les parties sont souvent moins familières des subtilités procédurales. Elle s’inscrit toutefois dans une jurisprudence constante refusant de suppléer les carences des déclarations d’appel.

II. L’impossible examen du fond en présence d’une irrecevabilité non critiquée

A. La distinction fondamentale entre recevabilité et bien-fondé

La cour d’appel de Rouen tire les conséquences logiques de l’absence d’effet dévolutif : « La demande de requalification de la démission ayant été définitivement jugée irrecevable, la cour, par voie de conséquence, ne peut statuer sur son bien fondé. » Cette solution traduit la primauté de l’examen de la recevabilité sur celui du fond.

Le conseil de prud’hommes avait prononcé une irrecevabilité pour prescription. En ne critiquant pas ce chef de jugement, le salarié a laissé cette décision acquérir force de chose jugée. Or une partie ne saurait obtenir l’examen au fond d’une prétention dont l’irrecevabilité a été définitivement constatée. La cour applique ici un principe élémentaire : nul ne peut demander au juge d’appel de statuer sur le mérite d’une demande dont il n’a pas été régulièrement saisi.

Cette articulation entre recevabilité et fond révèle l’importance stratégique de la déclaration d’appel. L’appelant doit identifier avec précision tous les chefs de jugement dont il sollicite la réformation, y compris les décisions préalables conditionnant l’examen de ses prétentions principales. L’omission de critiquer une irrecevabilité interdit mécaniquement toute discussion sur le fond.

B. Le cumul des obstacles procéduraux

La situation du salarié était aggravée par le désistement de son premier appel. Il avait initialement interjeté appel du jugement du 30 avril 2024 relatif aux heures supplémentaires, puis s’était désisté le 6 janvier 2025. La cour relève que « par décision du 14 janvier 2025, la cour d’appel a constaté ce désistement, de sorte que le jugement du 30 avril 2024 (RG 21/00137) est devenu définitif ».

Le salarié tentait de reformuler ces mêmes demandes devant la cour dans le cadre du second appel. La cour oppose l’autorité de la chose jugée : « en application de l’autorité de la chose jugée, M. [P] n’est pas recevable à former à nouveau ces demandes devant la cour d’appel ». Le désistement d’appel emporte en effet renonciation à contester le jugement, qui acquiert alors autorité de chose jugée.

Cette décision illustre les risques d’une stratégie procédurale hasardeuse. Le salarié se trouve doublement privé de l’examen de ses prétentions : par l’absence d’effet dévolutif concernant la requalification de sa démission, par l’autorité de la chose jugée concernant les heures supplémentaires. La cour condamne l’appelant aux dépens et à verser 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, sanctionnant ainsi une procédure d’appel mal conduite.

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Hassan KOHEN
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